Interview de Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères

Allemagne. Ministère fédéral des Affaires Etrangères - 11/08/2016 09:55:00


« La Turquie est un partenaire important de l'OTAN et elle doit le rester »

La guerre en Syrie, le putsch en Turquie, les attaques terroristes : une crise chasse l'autre. Arrivez-vous encore à déconnecter en vacances ?

Face au monde déchaîné, il est impossible de déconnecter d'un moment à l'autre, mais cela vaut la peine d'essayer ! Cette année, je vais de nouveau faire de l'escalade en montagne. Ça aide à prendre ses distances et à se ressourcer un peu. Car dans la montagne, on doit se concentrer uniquement sur les dix prochains pas, les prochaines prises...
Comme en politique : avancer avec prudence, toujours au bord du précipice... ?

Sauf qu'en montagne, on assure sa sécurité.
Les politiques parlent et agissent, et pendant ce temps-là, les Syriens meurent dans une guerre horrible. La politique est-elle vraiment impuissante à ce point ?

Non, elle n'est pas impuissante mais nous ne sommes pas en mesure d'ordonner la fin des hostilités ! Si c'était le cas, la guerre civile n'en serait pas à sa cinquième année. Ce qui se passe en Syrie est une tragédie. Il est difficile de surpasser en horreur les images en provenance d'Alep. Depuis cinq ans maintenant, la région est le théâtre d'une lutte de pouvoir brutale qui se joue sur le dos des habitants. Et certains des acteurs n'ont nullement intérêt à voir le conflit s'achever.

Vous voulez parler du dictateur Bachar al-Assad, de la Russie et de l'Iran ?

Entre autres. Cela vaut malheureusement aussi pour de nombreuses autres parties à ce conflit...
En d'autres termes, le monde reste une fois de plus les bras croisés ?

À croire que vous ne connaissez pas mon agenda, ni celui du secrétaire d'État américain John Kerry et d'autres collègues ! Que faisons-nous jour et nuit ? Nous recherchons sans relâche les moyens d'amener les protagonistes à négocier. C'est infiniment pénible mais il n'y a pas d'autre solution à envisager. Regardez donc la situation de l'EIIL en Iraq aujourd'hui et comparez-la avec celle à l'automne 2014 : à cette époque, il semblait bien que les groupes terroristes soient sur le point de s'emparer de tout le pays en quelques jours seulement et d'éliminer toute existence hors de l'EI. Depuis, des progrès ont été réalisés : l'EIIL a perdu la moitié du territoire qu'il occupait il y a un an encore. Des villes comme Ramadi et Tikrit ont été libérées et les populations reviennent.

Il n'empêche que cette gangrène, avant d'être éradiquée, répand ses métastases dans le monde entier sous forme de terroristes...
Une chose est certaine : l'EIIL revendique des actes de violence d'auteurs isolés qui ont tantôt plus, tantôt moins de rapports avec l'organisation. À mon avis, son attrait et son potentiel de recrutement ne sont plus aussi forts aujourd'hui pour les jeunes Européens qu'il y a un an. Le nombre de ceux qui partent rejoindre le djihad a en tout cas énormément baissé.

... Et pour finir, le dictateur Bachar al-Assad sera le grand vainqueur en Syrie ?

Pour moi, c'est exclu. Les partisans de Bachar al-Assad continueront certes de jouer un rôle en Syrie pendant une période transitoire, mais l'avenir politique du pays se fera et devra se faire sans Assad.


Pourquoi l'Ouest ne fait-il pas pression sur Moscou pour que la Russie cesse de soutenir le régime de Bachar al-Assad ?

Nous ne nous faisons aucune illusion quant au rôle de la Russie en Syrie. Il sera impossible néanmoins de mettre un terme à la guerre civile en Syrie sans Moscou, ni d'ailleurs sans l'Iran, l'Arabie saoudite ou la Turquie...

Quel est selon vous le risque de voir la Turquie former un nouvel axe militaire commun avec la Russie ?

Il est bon qu'un rapprochement s'opère à nouveau entre les deux pays après qu'un avion de combat russe avait été abattu par la Turquie l'année dernière. D'un autre côté, je ne pense pas que les relations entre les deux pays soient étroites au point que la Russie puisse offrir à la Turquie une option en remplacement du partenariat en matière de sécurité de l'OTAN. La Turquie est un partenaire important de l'OTAN et elle doit le rester.
Et c'est la raison pour laquelle nous devons rester gentil avec le président Erdogan, même s'il est en train de devenir un dictateur ?

C'est absurde ! Dès le début, nous avons bien montré ce que nous pensions des arrestations d'enseignants, de magistrats et de journalistes, et nous allons continuer à le faire ! Mais en dépit des critiques parfaitement justifiées concernant les mesures prises par la Turquie, nous devons reconnaître - et c'est quelque chose que le débat en Allemagne a tendance à occulter - que ceux qui ont fait le coup d'État ont opéré avec une brutalité extrême contre les civils et contre le parlement. C'est également le point de vue des Turcs qui ne soutiennent pas l'AKP, le parti d'Erdogan. Il importe donc de dire ceci : nous avons condamné la tentative de coup d'État sans aucune ambiguïté et il faut que les conséquences soient tirées sur le plan politique et pénal, mais dans le respect de l'État de droit !

En d'autres termes, l'exemption de visa sera en définitive octroyée aux Turcs désireux d'entrer dans l'UE ?

L'exemption de visa ne sera mise en oeuvre que si les conditions requises sont remplies, ce qui n'est pas encore le cas pour l'instant.


S'agissant des États-Unis, craignez-vous un Donald Trump comme président ?

Les conseillers et partisans de Donald Trump passent actuellement beaucoup de temps à corriger à peu près ses débordements de langage contre les Latinos, les femmes, les musulmans et les familles de soldats. J'ai l'impression en tout cas que Donald Trump ignore souvent ce qu'il veut exactement : il dit vouloir rendre l'Amérique plus forte, mais d'un autre côté il voudrait se retirer du monde. Je ne vois pas bien comment cela peut marcher. Le monde est infiniment complexe, c'est un fait. Il a besoin de dirigeants conscients de leurs responsabilités et qui veulent aider à rendre le monde meilleur. Nous n'avons nullement besoin de responsables politiques qui rendent notre univers encore plus dangereux.

Lors des législatives de 2017, cela fera huit ans que vous êtes à la tête de la diplomatie allemande. Suivant le résultat des élections, seriez-vous prêt à rempiler pour quatre ans ?

C'est avec passion que je fais de la politique étrangère et je suis persuadé qu'en nous montrant persévérants et raisonnables nous pourrons influer positivement sur le cours des événements. Mais dans un premier temps, j'ai devant moi une nouvelle année qui sera longue et sans doute pas facile non plus. Ce sera aux électeurs de décider ce qui viendra après.


Interview de Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères publiée le 9 août 2016 pour BILDT. 
Avec NEWS Press