"De nouvelles idées pour l'Europe" François Villeroy de Galhau, Munich

BDF - Banque de France - 22/02/2018 14:25:00

François Villeroy de Galhau - Gouverneur de la Banque de France - Discours
Monsieur le Premier Ministre,
Messieurs les Ministres,
Madame la Ministre,
Monsieur le Dr. Theo Waigel,
Mesdames et Messieurs,

C'est un honneur pour moi de m'exprimer ce soir, après mon compatriote sarrois le Ministre des Finances Peter Altmaier. Je suis 100 % Français, mais avec mes racines familiales depuis deux siècles en Allemagne... et je dois même vous avouer que le Dr Altmaier est le député de ma ville de Saarlouis. Mais honneur ici à Munich à la Bavière, et je remercie le Dr Theo Waigel pour son invitation. Dr Waigel, vous avez joué un grand rôle dans la construction de notre monnaie européenne. Je veux reprendre les mots que vous avez prononcés devant le Bundestag en avril 1998, en prévision du passage à la troisième phase de notre Union économique et monétaire : « Après deux guerres mondiales dévastatrices et douloureuses, le projet Europe ouvre à nos enfants et petits-enfants des opportunités dont nos pères et nos mères, nos ancêtres, n'auraient jamais osé rêver »[i]. Vingt ans plus tard, nous pouvons dire que l'union monétaire est un succès : 74 % des citoyens de la zone euro soutiennent l'euro et ce chiffre atteint même 81 % en Allemagne. L'union économique, par contre, est encore sous-développée. C'est un problème pour deux raisons. D'abord, parce que le cycle économique actuel prendra fin à un moment, même s'il est aujourd'hui très solide. Si d'ici là nous ne nous dotons pas d'instruments économiques plus forts, la politique monétaire risque d'être trop sollicitée. C'est une préoccupation allemande que je partage entièrement en tant que banquier central ; mais je dis à nos amis allemands que, pour cette raison même, ils doivent souhaiter le renforcement de l'union économique. Ensuite, parce que l'absence de véritable union économique ralentit la zone euro, alors même que nous devons combler notre retard de croissance passé, notamment par rapport aux États-Unis, et faire face au bouleversement technologique. Le thème de cette soirée est « de nouvelles idées pour l'Europe ». Mais pour avoir de nouvelles idées, il faut commencer par s'affranchir des vieux clichés qui paralysent le débat. C'est ce que je ferai dans un premier temps, avant de vous présenter mes trois idées nouvelles pour l'Europe.

1. Trois vieux clichés dont il faut s'affranchir

Un premier vieux cliché refait surface lorsque l'on parle de la réforme de la zone euro : l'idée - paresseuse - selon laquelle l'union économique serait un substitut aux réformes nationales. Je veux le redire d'emblée : les réformes nationales sont au contraire une condition préalable à tout renforcement de l'union économique, et la France en est aujourd'hui bien consciente. Je le dis en tant que banquier central totalement indépendant : le nouveau gouvernement prend les réformes très au sérieux et agit avec une rapidité impressionnante. L'Europe et l'Allemagne disposent désormais, avec la France, d'un partenaire économique fiable.

Ensuite, il serait caricatural de réduire le débat à une vieille opposition entre les « règles allemandes » et les « dépenses françaises ». Il n'est pas question à mes yeux de mettre en place une « union de transferts » qui ne profiterait qu'à certains pays, ni des eurobonds qui reviendraient à mutualiser les dettes. Est-il besoin de rappeler que la France est aussi un pays contributeur net au budget européen, ou au financement de la Grèce ? Mais je suis convaincu que le partage des risques entre les pays peut - et doit - aller de pair avec des mécanismes de réduction des risques. L'opposition entre solidarité et responsabilité est fausse, car il y a en réalité une complémentarité : la prévention crédible des crises nécessite aussi de disposer d'instruments pour amortir les effets des chocs importants qui peuvent malgré tout se produire.

Troisième cliché, cessons d'opposer vision française et pragmatisme allemand. Pour réformer la zone euro, il faut, sur le fond, partir des besoins réels et notamment ceux des entreprises et entrepreneurs - c'est ce que je tâcherai de faire dans ma seconde partie. Comme le disait Helmut Schmidt dès 1978, « les citoyens de l'Europe attendent que soient résolues des tâches concrètes. »[ii] Pour autant, nous avons besoin d'une ambition politique pour agir - appelez cela « vision » si vous voulez. Nous en avons besoin car c'est maintenant ou jamais qu'il faut avancer : avec l'embellie économique, avec les premières propositions du Président Macron à la Sorbonne et le chapitre européen du contrat de coalition en Allemagne - je ne ferai bien évidemment pas de commentaire au sujet du reste -, nous avons sur la table des conditions historiquement favorables. Si nous n'agissons pas en 2018, d'abord Français et Allemands, et ensuite tous les 19 pays membres de la zone euro, nous n'avancerons jamais.

2. Comment renforcer la zone euro ? Trois idées nouvelles

J'en viens à mes trois idées nouvelles pour renforcer la zone euro. Pour avancer en Europe, il faut d'abord partir des besoins réels d'investissement des entreprises, et des ressources dont nous disposons. Du côté des besoins, la clé de la croissance aujourd'hui en zone euro est sans conteste l'innovation. La Chancelière Angela Merkel l'a rappelé à Davos il y a trois semaines et les entreprises bavaroises sont bien placées pour le savoir. En 50 ans, la Bavière a su transformer radicalement son économie en faisant ce pari de l'innovation. Mais pour innover, sur le digital, sur la transition énergétique par exemple, les entreprises doivent être capables de prendre davantage de risques ; ceci nécessite plus de financement par fonds propres, sur le long terme, plutôt que du financement par la dette. Dans ce domaine, la zone euro est très en retard : les fonds propres représentaient seulement 73 % du PIB en 2017, contre 123 % aux États-Unis. Du côté des ressources maintenant, transformons ce qui est souvent un débat difficile - sur les excédents allemands importants - en atout positif : nous avons en zone euro une épargne abondante. Pour faire se rencontrer ces ressources et ces besoins, je propose au niveau européen une « Union de financement pour l'investissement et l'innovation » qui mobilise mieux les 350 milliards d'euros d'épargne excédentaire au service des fonds propres et de l'innovation, digitale ou énergétique. Cette Union doit rassembler les initiatives existantes, et d'abord l'Union des marchés de capitaux, mais aussi l'Union bancaire et le plan d'investissement Juncker. L'Union des marchés de capitaux requiert des progrès concrets dans plusieurs domaines : la révision des règles comptables, de la fiscalité et des lois de faillite pour faciliter l'investissement transfrontière, notamment en fonds propres ; la création de produits d'épargne pan-européens de long terme. Au Conseil des gouverneurs et avec mon collègue le Président Jens Weidmann, nous trouvons tous très regrettable que l'Union des marchés de capitaux soit actuellement oubliée dans les discussions politiques concernant le renforcement de la zone euro.

Ma deuxième idée pour avancer en Europe est de partir de la qualité des dépenses publiques, pour donner la priorité à l'investissement et aux dépenses d'avenir. Nous nous sommes jusqu'à présent surtout souciés de « quantités », et un mot à ce propos sur le Pacte de stabilité et de croissance : il serait à mes yeux à la fois dangereux et illusoire de vouloir changer les règles ; respectons-les plutôt. Mais nous devons nous interroger en parallèle sur la qualité des dépenses publiques : pour augmenter notre croissance potentielle, à long terme, les dépenses d'investissement et d'avenir sont indispensables, y compris dans l'éducation et la formation et bien-sûr les nouvelles technologies. C'est vrai dans les budgets nationaux, mais nous pourrions en amplifier l'effet par un budget d'investissement de la zone euro. Ce budget servirait à financer, au bénéfice de tous les pays, certains « biens communs » dont le numérique, la transition énergétique, la sécurité et la protection de nos frontières extérieures.

Enfin, ma troisième idée part d'une question : comment traiter la stabilisation ? Autrement dit, comment faire face à des chocs qui affectent brutalement certaines économies nationales ? Le partage du risque privé avec l'Union des marchés de capitaux et l'Union de financement dont j'ai parlé est une partie de la réponse. Aux États-Unis par exemple, le marché boursier est capable d'amortir environ 40 % d'un choc spécifique à un État. Mais cela ne suffit pas. Nous devons absolument aller plus loin. Sinon, la politique monétaire risque d'être surchargée lors d'une prochaine récession, ce qui serait dangereux - « monetary policy should not be the only game in town ». En zone euro, nous avons donc besoin d'une meilleure coordination des politiques économiques. Celles-ci resteront avant tout nationales, mais nous pouvons viser une meilleure stratégie économique collective, avec davantage de réformes dans les pays où elles sont nécessaires, et avec davantage de soutien budgétaire ou salarial dans les pays disposant d'une marge de manoeuvre. Cette stratégie collective pourrait être complétée par un renforcement du Mécanisme européen de stabilité en Fonds monétaire européen ; la condition est que ses missions soient élargies à un véritable rôle de prévention des crises, et que sa gouvernance soit modifiée. Sinon ce serait un simple changement de façade.

Pour conclure, je veux mentionner une autre raison pour laquelle 2018 doit être l'année de l'Europe : c'est notre environnement extérieur, avec la perspective du Brexit et la présidence de M. Trump aux États-Unis. Face aux enjeux de la mondialisation, l'Europe est porteuse d'un double message qui est essentiel. Tout d'abord, notre modèle social commun - die Soziale Marktwirtschaft - combine un haut niveau de service public, des inégalités relativement faibles et une forte intensité du dialogue social ; il est la bonne réponse au débat sur les inégalités qui revient au premier plan. Ensuite, notre engagement pour le multilatéralisme est indispensable face à la tentation protectionniste. Nous devons résolument défendre, avec le Canada et certains partenaires asiatiques, des règles et des institutions multilatérales respectées de tous. Le monde a aujourd'hui besoin d'une Europe plus forte. Il est donc temps que nous, Européens, prenions notre destin en main.

[i] Discours de Theo Waigel sur la troisième phase de l'Union économique et monétaire, 23 avril 1998.
[ii]Discours de Helmut Schmidt sur les résultats du Conseil européen de Bruxelles, 21 décembre 1978.
15/02/2018