Antonio TAJANI - Président du Parlement européen : Allocution à l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse - 3 mai 2018

Parlement Européen - 03/05/2018 15:33:44

La liberté d'expression est un droit fondamental, consacré par la déclaration universelle des droits de l'homme, dont l'article 19 dispose que «tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit.»

Cette liberté est au coeur même de la démocratie. Un pays ne peut se prétendre démocratique que si les journalistes et les médias peuvent travailler dans un environnement libre et indépendant, où ils sont garants du respect de l'état de droit.

Nous célébrons aujourd'hui la Journée mondiale de la liberté de la presse. En tant que Président du Parlement européen et en tant que journaliste, cette journée me tient particulièrement à coeur.

Je saisis cette occasion pour rendre hommage aux journalistes et à la richesse qu'ils apportent à notre démocratie et à notre société.

Des petits bureaux aux grands espaces pour médias; des indépendants débutants aux éminents journalistes; des médias traditionnels aux chaînes en ligne: mes remerciements les plus chaleureux vont vers ces sentinelles en première ligne de défense de notre liberté, qui travaillent sans relâche à la recherche de la vérité.

Une recherche de la vérité fondée sur le professionnalisme, l'exactitude, la fiabilité et la vérification des faits, mais aussi sur le courage et l'engagement personnel. Malheureusement, parfois, au risque de leur vie: Selon Reporters sans frontières, 1035 journalistes professionnels ont été tués dans le monde au cours des 15 dernières années.

Un trop grand nombre de représentants des médias - même en Europe - sont encore victimes de l'hostilité, de la censure, de la violence, des menaces d'ordre physique ou financier.

Le classement mondial de la liberté de la presse 2018 publié par Reporters sans Frontières, qui mesure le degré de liberté des médias dans 180 pays, tire le signal d'alarme. Il indique que «l'hostilité revendiquée envers les médias, encouragée par des responsables politiques et la volonté des régimes autoritaires d'exporter leur vision du journalisme menacent les démocraties».

Ce classement montre que l'Europe est toujours la région où la liberté de la presse est la plus ancrée. Nous ne devons toutefois pas nous reposer sur nos lauriers. L'Europe est aussi la région où l'indicateur régional s'est le plus aggravé en 2018.

Malte, la République tchèque, la Serbie et la Slovaquie ont enregistré une brusque détérioration des indicateurs de la liberté de la presse. Deux cas en particulier suscitent notre inquiétude et appellent l'adoption de mesures immédiates: les meurtres odieux de Daphne Caruana Galizia et de Ján Kuciak, qui ont perdu la vie en raison de leur héroïque quête de la vérité.

C'étaient des personnes courageuses et de bons journalistes qui n'avaient pas peur de faire tout ce qui était nécessaire pour remplir leur mission et défendre nos valeurs.

Afin d'honorer et de ne pas oublier leur engagement en faveur de la liberté des médias, nous devrions instaurer un prix annuel du Parlement européen pour le journalisme d'investigation qui porterait leurs noms. Daphne et Ján, nous ne vous avons pas oubliés. Nous ne vous oublierons jamais. Le Parlement européen continuera de faire écho à la voix puissante de 500 millions de citoyens en quête de justice. Nous ne voulons pas simplement connaître le nom des assassins. Nous voulons le nom des commanditaires.

Pour cela, j'invite les autorités maltaises et les autorités slovaques à ne ménager aucun effort et à faire toute la lumière sur ce qui s'est passé, notamment grâce à la coopération internationale nécessaire entre les autorités répressives.

Malheureusement, Daphne et Ján ne sont pas les seules victimes récentes de la haine à l'égard de la liberté de la presse. Selon la Fédération internationale des journalistes (FIJ), 28 autres représentants des médias ont été tués en 2018, dont neuf dans le terrible attentat terroriste perpétré le 30 avril à Kaboul.

Souvenons-nous en et rendons-leur hommage, un par un:

Jefferson Pureza; Paul Rivas; Javier Ortega; Vijay Singh; Navin Mischal; Sandeep Sharma; Carlos Dominguez Rodriguez; Angel Gahona; Zeeshan Ashraf Butt; Ahmed Abou Hussein; Yaser Mutaja; Abdullah Al Qadri; Mohamed Al Qadesi; Pamika Montenegro; Bashar al Attar; Abdullah Rahaman al Yacine; Efrain Segarra; Khaled Hamo; Oussama Salem; Salimi Ali; Talash Salim; Fezi Shah Marai; Rajabi Noroz Ali; Rasoli Ghazi; Darani Maharam; Kakeker Sabvon; Hananzavi Ebadollah; Tokhi yar Mohammad.

Mes pensées et mes prières vont vers eux et leurs familles.

Outre ces chiffres, d'autres signaux inquiétants nous rappellent qu'il est urgent de protéger la liberté de la presse. D'après la FIJ, 317 journalistes sont toujours détenus dans le monde au moment même où nous parlons, la Chine et la Turquie enregistrant les plus mauvais résultats en la matière.

Ces meurtres, ces arrestations et détentions abusives, ces enlèvements, sont des coups portés contre le tissu démocratique de notre société. Nous ne devons pas nous limiter à admirer le courage de ceux qui luttent pour la vérité. Nous devons continuer à les soutenir, à les épauler.

Nous sommes conscients qu'il ne s'agit pas d'une tâche facile, mais le Parlement européen accepte cette mission. C'est ce que nous faisons à chaque session plénière, lorsque nous tenons des débats sur les droits de l'homme et sur la liberté de la presse dans le monde.

C'est ce que nous faisons avec une résolution sur le pluralisme et la liberté des médias dans l'Union européenne, adoptée aujourd'hui en plénière.

C'est ce que nous faisons avec le prix Sakharov pour la liberté de l'esprit, attribué pour honorer le combat de ceux qui, par leur abnégation, ont fait avancer les droits de l'homme et la liberté d'expression à travers le monde.

Parmi les lauréats, nous comptons de nombreux représentants des médias, y compris la journaliste algérienne Salima Gezhali, le journal de Bosnie-Herzégovine Oslobodenje, le journaliste syrien Ali Ferzat, et le jeune blogueur saoudien Raïf Badawi.

Nous le faisons également en tant que législateurs et dans le cadre de notre approbation du budget de l'Union, où nous voulons lier notre aide à un engagement en faveur des droits de l'homme et du respect des libertés fondamentales, y compris la liberté d'expression et d'information.

Situation en Turquie

La séance d'aujourd'hui porte essentiellement sur la situation en Turquie.

Et ce car la Turquie figure parmi les pays où la situation de la liberté de la presse s'est le plus dégradée. Ces dix dernières années, malgré le début des négociations d'adhésion, la Turquie a dégringolé de 55 places dans le classement de la presse libre. Elle fait désormais partie des plus mauvais élèves en la matière dans le monde.

En 2017, 73 journalistes ont été arrêtés dans le pays. Selon les informations de Die Zeit, 155 journalistes arrêtés à la suite du coup d'État sont toujours emprisonnés. Amnesty International indique que 180 médias ont été fermés après le mois de juillet.

Cette situation inacceptable montre clairement que la Turquie tourne le dos à nos valeurs fondamentales. Il serait hypocrite de ne pas reconnaître ce fait et de ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent.

Les autorités turques ont encore la possibilité de renverser cette tendance. Notre porte demeure ouverte au peuple turc, qui devrait continuer à avoir une perspective européenne.

Cependant, sans un changement radical immédiat, il n'y a pas de place pour cette Turquie dans notre Union.

Liberté d'informer

Cette année, le sujet de la Journée mondiale de la liberté de la presse est «Médias, justice et état de droit: les contrepoids du pouvoir». Elle souligne l'importance que revêt un environnement juridique propice à la liberté de la presse.

En avril, le Parlement européen a adopté une résolution en faveur d'une meilleure protection et d'un soutien financier pour les journalistes d'investigation. Nous proposons également un nouveau régime de l'Union visant à éviter l'intimidation au moyen de représailles financières injustifiées. Nous veillerons à ce que ces initiatives soient mises en oeuvre dès que possible dans les États membres.

Fausses informations et campagne de désinformation

Dans le même temps, cette année, la journée de la liberté de la presse aborde le rôle des médias en tant qu'observateur critique, en particulier pendant les élections, afin de favoriser la transparence, la responsabilité et l'état de droit.

Cela m'amène aux risques de désinformation et de diffusion de fausses informations sur les plateformes en ligne, notamment dans le but d'influer sur les élections.

La liberté fondamentale d'informer et la liberté d'opinion doivent être accompagnées du principe d'assumer la responsabilité de ces informations et de ces opinions. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas des plateformes numériques.

Trop souvent, les géants du Web prétendent ne pas être responsables des contenus qu'ils publient, même en cas de stratégies de fausses nouvelles et de désinformation.

Cela représente une grave menace pour notre démocratie, étant donné que ces stratégies sont, dans de nombreux cas, destinées à manipuler l'opinion publique. Il s'agit une fois de plus de notre droit de recevoir des informations avérées et fiables, ce qui est essentiel pour le processus démocratique.

C'est la raison pour laquelle nous devons réguler la révolution numérique et faire en sorte que les géants du Web assument l'entière responsabilité de leurs actions.

En Europe, ce sont quelque 250 millions de personnes qui utilisent Internet au quotidien. Nous avons le devoir de les protéger, comme celles qui n'utilisent pas Internet mais qui en subissent les conséquences.

99 % des citoyens ont été confrontés à des informations fausses diffusées par les diverses plateformes. 83 % des Européens estiment que les fausses nouvelles constituent une menace pour la démocratie.

Les plateformes qui jouent le rôle d'éditeur en enregistrant ce faisant de substantielles recettes publicitaires, dont elles privent d'autres médias, doivent aussi être responsables du contenu éditorial.

Elles ne peuvent pas diffuser impunément des contenus pédopornographiques, relayer des messages de radicalisation et de propagande terroriste, inciter à la haine raciale, proposer illégalement la vente d'armes, promouvoir des contrefaçons ou se faire l'écho d'informations manifestement fausses.

Je me félicite de la récente initiative de la commissaire Gabriel sur les fausses informations qui amène les plateformes à assumer leurs responsabilités et à lutter contre la désinformation. Les géants du Web ont la chance unique de s'autoréguler grâce à un code de conduite et à une structure de contrôle interne. La Commission a le devoir de vérifier l'efficacité de ces codes et, le cas échéant, de proposer des mesures législatives.

Il importe en outre d'investir davantage dans l'éducation aux médias, en particulier chez les jeunes, et de mettre en place un réseau européen de vérification des faits. Par ailleurs, les États membres sont invités à apporter un soutien financier aux sources d'information de qualité fiables et diversifiées.

Le scandale Facebook-Cambridge Analytica rappelle aux responsables politiques qu'il est de leur devoir de prévenir les abus. Nous devons tirer au clair les rumeurs selon lesquelles nos données auraient pu être utilisées pour manipuler le résultat des élections, notamment le référendum sur le Brexit.

C'est la raison pour laquelle j'ai invité Mark Zuckerberg à venir devant le Parlement pour répondre personnellement aux préoccupations de 500 millions de citoyens. Je compte sur sa coopération pleine et entière pour restaurer la confiance de nos citoyens.