Réforme décentralisatrice en Jordanie :enjeux de pouvoir ET mise en oeuvre à la municipalité de Zarqa

IFPO - Institut français du Proche-Orient - 09/10/2018 17:21:51


Les Carnets de l'Ifpo accueillent également des textes rédigés par des étudiant·e·s de niveaux Master et Master 2 travaillant sous la direction d'enseignant·e·s et de chercheur·e·s de l'Institut ou ayant effectué un stage ou un terrain en lien avec ses activités scientifiques. Compte-rendus de lecture et de stage, retours de terrain, synthèses de premiers travaux de recherche rédigés par ces étudiant·e·s sont appelés à alimenter régulièrement les Carnets de l'Ifpo. Ce billet s'inscrit dans le cadre d'un mémoire de master de sociologie politique à l'IEP de Paris. Camille Abescat tente ici d'y explorer l'un des aspects de ses recherches, qui ont vocation à être complétées par un second terrain au début de l'année 2019.

Au mois d'août 2018, les rues des municipalités jordaniennes arboraient les affiches de campagne des élections locales en cours dans le pays. Au-delà des noms des candidats, certaines banderoles portaient également les slogans « Votez pour votre pays, votre voix n'est pas à vendre », ou « Chacun a un rôle à jouer dans le développement »[1]. C'est cette seconde formule que nous retiendrons ici, qui prend sens si on rappelle que ces élections correspondaient à la première mise en application de la Loi de la Décentralisation (n°49) et de celle des Municipalités (n°41), adoptées deux ans auparavant, en Octobre 2015.

Brièvement, la Loi de la Décentralisation consacre la création, à l'échelle administrative du gouvernorat, des Conseils Exécutifs (article 4), présidés par le Gouverneur, et des Conseils de Gouvernorat (article 6), qui remplacent les anciens Conseils Consultatifs, dont les membres étaient désignés par le Ministère de l'Intérieur. Désormais, 85% des membres de cette institution sont élus au suffrage universel. Quant à la Loi des Municipalités, elle impose la mise en place d'élections pour l'intégralité des membres des conseils locaux (article 3) qui siègent au sein des municipalités. Ainsi, lors de ces dernières élections locales où le taux de participation n'a pas dépassé les 33%, les citoyens jordaniens étaient appelés à élire le maire de leur municipalité, les membres du Conseil de leur Gouvernorat ainsi que les membres du conseil local de leur quartier.

Le projet de décentralisation et son historicité


Ces deux lois doivent être comprises comme un ensemble cohérent, dont l'objectif est la mise en place d'un processus de décentralisation budgétaire, dont la première étape consiste en une identification décentralisée des besoins à l'échelle des municipalités et la dernière en une approbation d'un plan de développement à l'échelle du gouvernorat, par l'institution élue à cette échelle infranationale.

Elles s'inscrivent ainsi dans un projet de planification budgétaire et de développement local plus participatifs, par le biais de nouveaux élus, plus légitimes car de facto plus proches des citoyens concernés (ne serait-ce que géographiquement) et par la mise en place de mécanismes participatifs. Plus précisément, les municipalités doivent désormais organiser des sessions de consultation citoyenne, à la manière d'une ébauche de budget participatif, par l'intermédiaire des conseils locaux. Regroupées ensuite dans un guide municipal des besoins, les priorités des habitants sont ensuite transmises au gouvernorat, chargé d'élaborer des projets de développement, censés ainsi émaner directement des besoins exprimés par les citoyens des municipalités.

Enfin, ces lois prennent place dans le cadre d'un projet de décentralisation porté par le Roi Abdullah II lui-même depuis son accès au trône, mais dont plusieurs tentatives successives avaient échoué. Toujours soutenue, voire exigée par les agences internationales de développement, c'est dès 2005 que « la décentralisation devient une politique officielle » (M. Ababsa 2015, p.142). La Jordanie l'a bien compris : afin de prétendre au statut d'acteur légitime sur la scène internationale, elle est tenue de se plier aux exigences de libéralisation et de « bonne gouvernance », qui impliquent notamment une remise au centre des services publics, dans le cadre de perspectives de développement socio-économique (L. Debout 2011, p.223-253). En effet, la réforme décentralisatrice est aujourd'hui prônée dans un contexte de forte crise économique et budgétaire, où, depuis 2008, les gouvernements jordaniens sont confrontés à un important déficit et une pauvreté accrue (E. Verdeil 2011, p.294). Cette crise se couple depuis 2011 d'une crise humanitaire, provoquée par la nouvelle vague d'immigration de réfugiés syriens. De la même façon que dans les années 1990 où la Jordanie avait fait face à un fort afflux de réfugiés irakiens après la Guerre du Golfe (1990-1991), une pression importante pèse aujourd'hui sur les infrastructures et sur la distribution des services publics au sein des municipalités. Pour tenter d'y faire face, celles-ci sont aidées par le gouvernement, notamment à travers le Jordan Response Plan (JRP, coordonné par le Ministère de la Planification et de la Coopération Internationale) ; ainsi que par des organismes internationaux. Par exemple, la Banque Mondiale continue d'apporter un soutien financier et infrastructurel, en particulier par le biais du programme Municipal Services and Social Resilience, lancé en 2013.

La décentralisation des pouvoirs, accompagnée d'une gouvernance locale plus inclusive, a également l'ambition de renforcer les capacités et l'efficacité des municipalités, et de contribuer au développement économique local.

Projet de recherche et cas d'étude


Nous retiendrons ici deux aspects. D'une part, le développement d'un processus d'institutionnalisation et de mise en oeuvre « par tâtonnement » d'une pratique de décentralisation budgétaire et d'un mécanisme de budget participatif. D'autre part, la nécessité de replacer ces réformes au sein des enjeux sociaux, politiques et économiques locaux. Ainsi, nous nous concentrerons sur la mise en oeuvre localisée de ces lois, par le biais d'une étude de cas dans la municipalité de Zarqa. L'objectif est d'évaluer comment la loi a été convertie en pratiques concrètes, et comment celles-ci s'entrecroisent avec les pratiques et rapports de pouvoir qui sont indépendamment à l'oeuvre dans cet espace. Par ailleurs, étudier la mise en pratique(s) de la réforme conduit obligatoirement à analyser les spécificités locales de cette municipalité, conçue ainsi comme l'un des objets mêmes de l'étude, et non comme un simple site d'observation (A.C Douillet, R. Lefebvre 2017, p.11). D'une certaine façon, la réforme de la décentralisation devient une opportunité pour étudier le politique à l'échelle locale en Jordanie.

Les faiblesses et les risques d'échec d'un projet porté par le Roi


Ce projet réformateur possède une identité singulière, dans la mesure où il est imaginé comme ayant été conçu, et porté, par le Roi Abdullah II lui-même. Selon le directeur d'une ONG jordanienne, impliquée notamment dans la formation des nouveaux élus locaux : « Les gens le voient comme le projet du Roi, donc si c'est un échec, ou si cela est fait de la mauvaise façon, les gens blâmeront le Roi lui-même, et non le gouvernement. Et ça abîmera l'image de la Monarchie, qui est un élément clef en Jordanie » (Entretien réalisé par l'auteur, dans les locaux de l'ONG, le 5 avril 2018). Pourtant, les lois présentaient dès le départ un risque d'échec important lors de leur première mise en application.

Pour commencer, bien qu'elles se soient tenues presque deux ans après l'adoption des lois, les élections locales du 15 août 2017 ont été, en un sens, précipitées. En premier lieu, parce qu'aucune formation des candidats aux Conseils de Gouvernorat et conseils locaux n'a été assurée en amont de ces élections. L'agence américaine USAID, à travers son programme CITIES, en a bien proposé a posteriori à l'ensemble des élus locaux à travers le pays. Mais il apparaît que les aspects les plus techniques des lois n'y sont pas abordés, pour de simples contraintes de temps. Ce qui est dommageable : une compréhension incomplète des rôles, et des relations entre les différentes entités à l'échelle infranationale, réduira logiquement l'efficacité de la mise en oeuvre.


Le second facteur qui pourrait condamner la réforme décentralisatrice à l'échec est certainement la déception des élus des conseils locaux quant à la réalité de leurs fonctions, très éloignée de leurs attentes respectives. Cet écart est dû à l'absence de moyens supplémentaires dégagés pour leur permettre d'exercer le rôle qu'ils avaient envisagé : celui de véritable agent de développement local au service des citoyens de leur quartier. Tous accusent d'abord l'absence d'infrastructures (simplement, par exemple, de bâtiments et de bureaux décents pour les membres des conseils), et de fonds (autre exemple, aucune subvention ne leur a été fournie pour acheter une voiture, ou au moins payer l'essence pour les déplacements qu'ils effectuent dans le cadre de leur fonction).

Leur frustration résulte également de la situation qui préexistait aux lois de 2015, c'est-à-dire la très faible indépendance financière des municipalités en Jordanie, que les nouveaux élus subissent de façon d'autant plus forte que les conseils locaux correspondent à une échelle infranationale « inférieure » à celle de la municipalité. Plus de la moitié des municipalités sont en déficit, ainsi que très endettées. Zarqa, à titre d'exemple, affichait une dette de 3,2 millions de dinars jordaniens en 2014 (Banque Mondiale 2014). Recevant moins de 3% du budget central (Europe-Aid Building 2010) mais dépendantes de celui-ci à plus de 60% (L. Debout 2011, pp.223-253), les municipalités n'ont aucune autonomie de décision quant aux taxes et impôts, même ceux qu'elles sont elles-mêmes chargées de prélever. Enfin, contrairement à ce qui est écrit dans la loi fondatrice sur les municipalités (1955), celles-ci se sont vues progressivement destituées de la responsabilité d'assurer les principaux services, qui ont été délégués à des entreprises privées ou à des acteurs gouvernementaux. La collecte des déchets est aujourd'hui l'unique service dont les municipalités ont pleinement la responsabilité.

On comprendra alors aisément la déception des élus : quotidiennement au contact des habitants du quartier qu'ils entendent représenter, ils ne disposent d'aucun fond propre, et souffrent d'une totale dépendance financière au budget très restreint de leur municipalité. Ils ne possèdent ainsi aucune liberté quant à la prise de décision, même la plus minime. Plusieurs élus ont également dénoncé le silence et l'absence du Ministre des Affaires Municipales, qu'ils voient comme une conséquence directe de la victoire du Front Islamique d'Action à Zarqa, et en particulier de l'arrivée d'Ali Abu Suqar à la tête de la municipalité.

Ainsi, en désavouant, plus ou moins entre les lignes, ce nouveau processus de décentralisation budgétaire, les élus vont ensuite justifier l'existence d'autres pratiques, plus informelles, qui leur permettent, selon eux, de répondre plus efficacement aux demandes et besoins de leur communauté...

L'aspect technique de la réforme du point de vue des pratiques et des rapports de pouvoir à l'échelle locale
Ici, nous nous concentrerons sur l'étape du processus qui « échappe au central » (L. Debout 2011, pp.223-253), afin d'analyser comment les lois, et tout particulièrement le dispositif de budget participatif, est adapté localement, relativement aux représentations, stratégies et relations de pouvoir des acteurs impliqués à l'échelle de la mise en oeuvre, ou, pour reprendre le titre de cet article, de la mise en pratique(s). L'utilisation du pluriel résulte ainsi d'un choix délibéré, et entend faire référence à la capacité des acteurs à convertir des lois, des procédures, en pratiques concrètes, susceptibles de « cohabiter » avec les logiques de pouvoir déjà à l'oeuvre dans ces espaces. En effet, l'application de la loi dépend sensiblement de l'inscription locale des élus, de leur conception personnelle de leur rôle au sein de la municipalité, ainsi que de leur déception vis-à-vis de la réalité de leur fonction, point que j'évoquais plus haut.

Tout d'abord, les membres des conseils locaux ont grandi et habitent le plus souvent dans le quartier de la municipalité dans lequel ils siègent aujourd'hui - même s'il convient de préciser que les élus rencontrés appartiennent à des familles d'origine palestinienne, arrivées à Zarqa depuis 70 ans, en 1948. De prime abord, cet aspect semble conduire presque automatiquement à un exercice très « personnalisé » et clientéliste de la fonction. Si cet a priori ne s'est pas vérifié auprès de tous les entretenus, seulement un seul des six conseils locaux existant à Zarqa a respecté précisément les indications contenues dans la loi et les manuels procéduraux qui leur ont été fournis - entre autres, l'obligation d'organiser trois réunions de consultation citoyenne distinctes, afin d'obtenir un échantillon représentatif de la population de la municipalité.

Un autre président de conseil a par exemple longuement évoqué les réunions « informelles » organisées, soit par certaines grandes familles du quartier, qui possèdent de « grandes maisons capables d'accueillir beaucoup de monde », soit par lui-même « dans (son) jardin, dans lequel (il) installe une grande tente pour recevoir les gens » (Entretien réalisé par l'auteur, dans les locaux du quatrième conseil, le 24 mai 2018). Il expliqua concevoir ces réunions sur le même plan que celles organisées par la loi décentralisatrice, c'est à dire répondant à un impératif de consultation des citoyens, avant de mettre en place des projets au sein de la municipalité : « Ils me demandent de réparer leurs routes, l'éclairage de leurs rues, de créer un parc, etc. Et (en riant) quand ils ont fini de demander ça, ils commencent à demander à être employés dans la municipalité ou dans l'armée, d'avoir une wasta ! » (Idem).

Conclusion
La réforme décentralisatrice
de 2015 fut la première à voir le jour après une série d'échecs et de blocages successifs depuis la fin des années 1990. Cette réforme s'appuie sur les deux principales échelles infranationales existantes en Jordanie, celles du gouvernorat et de la municipalité. Un nouveau processus de décentralisation budgétaire, tout relatif qu'il soit, ainsi que des mécanismes de budget participatif, ont été mis en place. Ces deux éléments ont également été pensés comme indissociables de nouvelles catégories d'élus « légitimes », proches des citoyens, au sein des conseils locaux et du Conseil de Gouvernorat. L'inscription locale des élus des conseils locaux, dans les quartiers où ils ont grandi et possèdent aujourd'hui une position d'influence, tend à favoriser la reproduction d'une politique personnalisée et clientéliste, éloignée de l'idéal du budget participatif.

Mais la loi comporte également en elle-même de nombreuses limites, car elle ne revient en rien sur la dépendance administrative et financière des municipalités. Si les gouvernorats, généralement perçus comme des échelons déconcentrés du pouvoir central, gagnent en autonomie - même si l'approbation finale du budget et des projets de développement s'opère au niveau du gouvernement - les municipalités, elles, n'ont plus de réel contrôle sur le processus après l'envoi des guides des besoins locaux. Elles seront en effet simplement consultées lors de l'élaboration du plan de développement de gouvernorat, puis chargées de la supervision des projets financés par les allocations budgétaires gouvernementales, partie du budget municipal censée ainsi dériver directement des demandes citoyennes. Mais il semble qu'elles ne disposeront ainsi d'aucune réelle marge de manoeuvre.

photo Session de formation assurée par le programme CITIES d'USAID dans la municipalité de Zarqa, en mars 2018 (Cliché Abescat, mars 2018).