MODERNE MAHARAJAH, UN MÉCÈNE DES ANNÉES 1930 jusqu'au 12 janvier 2020

Musée des Arts Décoratifs - 10/10/2019 15:45:00


Dans l'Europe de l'entre-deux-guerres, le jeune maharajah d'Indore Yeshwant Rao Holkar II (1908-1961) achève ses études au prestigieux Christ Church College d'Oxford. Conquis par la nouveauté, il décide de faire construire à Indore, en vue de son retour, une résidence privée alliant confort et esthétique moderniste. En 1929, il confie la conception et l'aménagement de ce palais à l'architecte allemand Eckhart Muthesius.

Les choix du jeune homme pour l'aménagement et la décoration de son palais sont guidés par Muthesius et par l'écrivain Henri-Pierre Roché, fin connaisseur des arts, qui le conseille et lui fait découvrir l'avant-garde artistique parisienne. Il organise notamment une entrevue décisive avec Jacques Doucet, grand mécène et collectionneur.
Le maharajah et son épouse sont portraiturés dans une veine moderniste par le peintre Bernard Boutet de Monvel, adepte du réalisme photographique, et par Man Ray qui insuffle une étrange poésie à ses sujets par le jeu
de l'ombre et de la lumière. Le couple royal acquiert des oeuvres du sculpteur Constantin Brancusi, du graveur sur glace Étienne Cournault, du décorateur JacquesÉmile Ruhlmann, du duo de créateurs formé par Louis Sognot et Charlotte Alix, mais aussi de Marcel Breuer, René Herbst, Eileen Grey... Il commande des services de table à l'orfèvre Jean Puiforcat et au céramiste Jean Luce, de luxueux tapis aux motifs abstraits à Ivan Da Silva Bruhns, et se laisse séduire par les étonnants luminaires-sculptures de la maison Desny.
En s'appuyant sur des photographies d'archives, cet ouvrage raconte la genèse et la mise en oeuvre d'un projet largement méconnu, qui mêle de façon singulière tradition locale et modernisme occidental et illustre particulièrement bien l'esprit qui anime la création européenne de l'entre-deux-guerres. D'autres photographies des lieux et du mobilier - aujourd'hui dispersé dans des collections du monde entier - révèlent l'atmosphère très colorée qui régnait au palais du maharajah.

Le Musée des Arts Décoratifs met à l'honneur l'extraordinaire figure du maharajah d'Indore qui donne libre cours à son goût d'avant-garde artistique et décorative en créant, en Inde, un univers moderne unique. Personnalité visionnaire du milieu culturel européen des années 1920-1930, il est le commanditaire de la toute première construction moderniste de son pays : le palais Manik Bagh (1930-1933), témoignage de l'effervescence de la scène artistique de l'époque.

ckart Muthesius, Coiffeuse mobile électrifiée pour la maharani, vers 1930
Collection Sheikh Saud Bin Mohamed Ali Al Thani Foundation
© Adagp, Paris 2019 Photo © Écl'art - Galerie Doria, Paris

Né à Berlin en 1904, Eckart Muthesius bénéficie dès son plus jeune âge de contacts privilégiés avec les milieux artistiques européens. Fils d'Anna et d'Hermann Muthesius, il grandit au sein d'un environnement familial créatif et progressiste. Au début des années 1920, il fréquente des écoles d'arts appliqués en Allemagne et en Angleterre, puis travaille en tant qu'apprenti dans l'atelier berlinois de son père, reconnu comme l'un des plus éminents architectes et théoriciens de l'époque.

Membre fondateur du Deutscher Werkbund depuis 1907, Hermann Muthesius participe aussi à la diffusion des réformes britanniques du mouvement Arts and Crafts en Allemagne. épouse, Anna, est quant à elle musicienne, créatrice de décors et de textiles, mais surtout auteur de l'ouvrage Das Eigenkleid der Frau (1903), qui offre une réflexion nouvelle sur le vêtement féminin. Depuis l'enfance, Eckart Muthesius est également proche de ses deux parrains, Francis Henry Newbery, directeur de la Glasgow School of Art, et Charles Rennie Mackintosh, qui réalise des couverts pour son neveu, ainsi qu'un vitrail et des luminaires pour la maison des Muthesius à Nikolassee. En 1927, Eckart fonde son agence d'architecture à Berlin, avant de rencontrer le maharajah d'Indore en 1929.


ECKART MUTHESIUS (1904-1989) ET L'ARCHITECTURE DU PALAIS MANIK BAGH
La construction du palais Manik Bagh débute en 1930, suite à la rencontre à Oxford du maharajah d'Indore avec l'architecte allemand Eckart Muthesius, en 1929. Réalisé à partir des fondations d'un bâtiment déjà existant, l'édifice est finalisé en 1933. Cette résidence privée est dédiée à la vie quotidienne du souverain et de son épouse. Les cérémonies officielles ont lieu dans les palais familiaux plus anciens, comme le Rajwada et le Lal Bagh, situés à proximité. D'après les photographies de Muthesius publiées dans la presse de cette période, le palais Manik Bagh semble s'inscrire dans les mouvements modernes européens des années 1920-1930, notamment avec son toit plat et ses fenêtres en longueur. Or ces images diffusées dans les journaux sont des tirages retouchés par Muthesius, montrant une vision idéalisée de ce bâtiment. Dans les faits, le toit plat n'a jamais existé à cause des contraintes techniques de l'époque. L'édifice est en effet surplombé d'une toiture en tuiles classique pour résister aux risques éventuels d'infiltration d'eau lors de la saison des pluies, très fréquentes dans la région.

LES SALONS ET LA SCÈNE ARTISTIQUE FRANÇAISE

Pour compléter l'ameublement de son projet de palais moderne, le jeune prince et son épouse prospectent eux-mêmes, visitent les salons et les ateliers d'artistes, aidés dans leur démarche et conseillés par Henri-Pierre Roché, qui repère pour eux des créations ou les met en relation avec les artistes de son vaste réseau. L'année 1929 est celle où la visibilité des effets de la présence régulière du maharajah à Paris se fait plus prégnante. On en observe les premiers signes d'abord au Salon des artistes décorateurs de 1929 qui se tient au Grand Palais. Cette année-là, le créateur Jacques-Émile Ruhlmann, figure incontournable, y présente un ensemble intitulé « Studio pour un prince héritier des Indes » qui semble, de manière non dissimulée, destiné au futur maharajah d'Indore avec au mur une immense carte de l'Inde. Parmi les créateurs choisis par le maharajah pour meubler son palais moderne, outre Jacques-Émile Ruhlmann, le souverain se penche tout particulièrement sur les créations, souvent en métal, des acteurs appartenant à l'avant-garde française, à l'image notamment de René Herbst, Louis Sognot et Charlotte Alix, Georges Djo-Bourgeois, Le Corbusier, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret ou Eileen Gray.

LE CABINET DE TRAVAIL DU MAHARAJAH
Créateur de décors et de mobilier d'exception, Jacques-Émile Ruhlmann (1879-1933) renouvelle les arts appliqués en puisant dans l'histoire des formes et des savoir-faire. Souvent comparé aux ébénistes du XVIIIe siècle, il réinterprète les techniques, les typologies et les styles aussi bien anciens que contemporains. Généralement adressées à une clientèle privilégiée, ses pièces ornent les intérieurs les plus prestigieux, à l'instar du cabinet de travail du maharajah d'Indore.


© Collection Vera Muthesius / Adagp, Paris, 2019
Créé en 1932, le mobilier de Ruhlmann réalisé pour le palais Manik Bagh est produit sur mesure en ébène de Macassar, à partir de certains modèles montrés quelques années plus tôt, au Salon des artistes décorateurs de 1929, dans le stand « Studio-Chambre du prince héritier d'un vice-roi des Indes ». Le cabinet de travail du maharajah est composé d'un grand bureau Tardieu accompagné d'un siège ajustable, et d'une suite de cinq chaises tripodes. Ruhlmann conçoit également pour cet espace une bibliothèque à caissons modulables, un meuble à tiroirs, ainsi qu'un canapé et un fauteuil en cuir brun. Agencé avec les appliques murales d'Eckart Muthesius et un tapis d'Ivan Da Silva Bruhns, le tout est surmonté par des cartes de l'Inde et de l'État d'Indore.

MAN RAY (1890-1976) : UNE VISION MODERNE DU COUPLE
Photographe expérimentateur, proche des groupes dadaïstes et surréalistes, Man Ray est initialement un peintre mais avant tout un artiste pluridisciplinaire. Au cours des années 1920, alors qu'il est progressivement reconnu pour ses portraits photographiques dans les milieux mondains, Man Ray accueille une clientèle prestigieuse dans son studio parisien, comprenant à la fois poètes, écrivains et grandes figures de la noblesse comme le maharajah d'Indore, l'Aga Kahn et le vicomte et la vicomtesse de Noailles. Dans son récit autobiographique, Autoportrait, il évoque sa rencontre avec le souverain indien, qui lui commande dans un premier temps des photographies de son cheval avant de se faire portraiturer lui-même dès 1927. Certainement grâce à l'entremise d'Henri-Pierre Roché, Man Ray le photographie ensuite à plusieurs reprises jusqu'en 1930, aux côtés de son épouse, la maharani Sanyogita Devi, lors de leurs vacances à Paris et dans le sud de la France. Le maharajah fait également l'acquisition d'un jeu d'échecs réalisé par Man Ray en 1927.