L'avocat invisible - par Sophie Challan-Belval

Gazette du Palais - 04/02/2020 15:15:00


Sophie Challan-Belval est Avocate au barreau de Rouen, corédactrice du rapport sur "L'avenir de la profession d'avocat" :

" Ah, ces avocats corporatistes, avant on ne les voyait jamais manifester ou bloquer les audiences. Et ce manque de solidarité... " a-t-on pu entendre ces derniers jours.

Pourtant...

Depuis 20 ans, les avocats manifestent régulièrement pour attirer l'attention de l'opinion publique sur les réformes successives mettant à mal la justice.

D'année en année, les avocats multiplient les tâches et actions pour tenter de pallier les carences du service public de la justice en faillite.

Aujourd'hui, la grève que nous menons est certes sans précédent dans sa force et sa colère... mais par désespoir.

Notre profession, pour les petits et moyens cabinets, ne se relèvera pas économiquement de cette réforme des retraites.

Après une succession de réformes, aggravant nos conditions de travail, alourdissant nos tâches et nous mettant à mal financièrement, ce projet de loi sur les retraites est le dernier coup de boutoir contre les avocats de proximité.

Les grands cabinets survivront.

Les avocats des petites structures, celles qui défendent les Français moyens, voire les plus démunis d'entre eux, ne survivront pas.

Nous ne cessons de rappeler que si ces avocats disparaissent, ce sont les justiciables qui se retrouveront sans défenseur dans la justice du quotidien.

Ce sont les magistrats et les greffiers qui perdront ce maillon indispensable de la chaîne judiciaire qu'est l'avocat.

Pour autant, ce qui me bouleverse est notre invisibilité.

Peu importe ces arguments et notre disparition annoncée, on nous reproche simplement de ne plus participer, en bons petits soldats silencieux, au maintien sous perfusion de la justice en faillite.

Pourtant, pourquoi ne pourrions-nous pas, comme tout à chacun, nous battre pour nos droits et notre survie ?

Comme les autres, nous avons des enfants à élever, des factures à payer, des angoisses, de la fatigue, de la maladie, des accidents de la vie, un métier souvent choisi par passion, une vie...

Mais, manifestement, l'avocat de terrain n'a pas le droit d'être de chair et de sang.

Il doit rester cette image remplie des préjugés de l'opinion publique.

Sommes-nous donc invisibles aux yeux de nos concitoyens, cachés par cet avocat de cinéma sur lequel ils fantasment ?

Le risque est que demain les avocats soient fatigués : fatigués d'expliquer, fatigués de se battre, fatigués d'être confondus avec une chimère.

Le risque demain est que les avocats abandonnent ce qui est leur ADN : les défendre tous.

Le risque demain est que nous laissions seuls justiciables, magistrats et greffiers.

Demain.

Pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, nous faisons grève.