Le placement en détention provisoire du magistrat M. Bas après la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016 viole la Convention CEDH

CEDH - Cour Européenne des Droits de l'Homme - 09/03/2020 13:30:00


Dans son arrêt de chambre1 , rendu ce jour dans l'affaire BaS c. Turquie (requête n o 66448/17), la Cour européenne des droits de l'homme dit qu'il y a eu :
par six voix contre une, violation de l'article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l'homme concernant le grief tiré d'un défaut de légalité de la mise en détention provisoire ; à l'unanimité, violation de l'article 5 § 1 de la Convention, à raison de l'absence de raisons
plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d'avoir commis une infraction, et à l'unanimité, violation de l'article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention) à raison de la durée de la période sans comparution personnelle devant un juge.
L'affaire concerne le placement en détention provisoire de M. BaS, alors magistrat, à la suite de la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016.

La Cour relève que selon la jurisprudence de la Cour de cassation, un soupçon d'appartenance à une
organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu'il soit besoin de relever un
élément actuel ou un autre indice apparent révélant l'existence d'un acte délictueux actuel. La Cour
conclut donc que l'extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et
l'application du droit interne, à savoir l'article 94 de la loi no 2802 par les juridictions nationales, non
seulement posent problème au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi apparaissent manifestement déraisonnables.
La Cour estime que la seule référence par le juge de paix de Kocaeli à la décision du Conseil des juges et des procureurs du 16 juillet 2016 de suspendre 2 735 magistrats, n'autorise pas de conclure à l'existence de soupçons plausibles justifiant le placement en détention provisoire du magistrat. La Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n'autorisent pas à conclure à l'existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant.

Ainsi, tout en acceptant la conclusion à laquelle est parvenue la Cour constitutionnelle dans une autre affaire selon laquelle les mesures mises en oeuvre au lendemain de la tentative de coup d'Etat pouvaient être considérées comme strictement requises pour la sauvegarde de la sécurité publique, la Cour observe qu'en l'espèce, M. BaS n'a pas comparu devant un juge pendant environ un an et deux mois, soit pendant une période bien plus longue que celle appréciée par la Cour constitutionnelle.

Principaux faits
Le requérant, M. Hakan BaS est un ressortissant turc, né en 1978 et résidant à Kocaeli (Turquie).


Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d'Etat militaire afin de renverser l'Assemblée nationale, le gouvernement et le président de la République. Au lendemain de cette tentative de coup d'Etat militaire, les autorités accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant aux Etats-Unis considéré comme étant le chef présumé d'une organisation désignée sous le nom de FETÖ/PDY (Organisation terroriste güleniste/Structure d'Etat parallèle).

Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l'état d'urgence pour une période de trois mois, qui fut reconduite par la suite. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire général du
Conseil de l'Europe un avis de dérogation à la Convention au titre de l'article 15.

Pendant la période d'état d'urgence, le Conseil des ministres adopta plusieurs décrets-lois. Le
décret-loi n° 667 prévoyait notamment en son article 3 que le Conseil des juges et des procureurs
était habilité à révoquer les magistrats qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à
des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes dont le Conseil national
de sécurité avait établi qu'ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de
l'Etat. L'état d'urgence a été levé le 18 juillet 2018.
Le 16 juillet 2016, le Conseil des juges et des procureurs (HSK) suspendit 2 735 magistrats - dont le
requérant - de leurs fonctions pour une période de trois mois, en application des articles 77 § 1 et
81 § 1 de la loi n° 2802 sur les juges et les procureurs, aux motifs qu'il existait de forts soupçons que
les intéressés étaient membres de l'organisation terroriste qui avait fomenté la tentative de coup d'État et que leur maintien en fonction porterait atteinte au bon déroulement de l'enquête, ainsi qu'à l'autorité et à la réputation du pouvoir judiciaire.
Toujours le 16 juillet 2016, le procureur de la République de Kocaeli ouvrit une enquête pénale concernant les magistrats de cette ville présumés membres du FETÖ/PDY, dont le requérant. Le 18 juillet 2016, le requérant fut placé sous contrôle policier. Le 19 juillet 2016, il fut entendu par le procureur de la République de Kocaeli. Celui-ci l'informa qu'il avait été suspendu de ses fonctions par la décision du HSK du 16 juillet 2016 au motif qu'il était soupçonné d'appartenir au FETÖ/PDY. Le requérant nia toute appartenance à cette organisation ou tout lien à celle-ci. Le même jour, il fut traduit devant le 1
er juge de pax de Kocaeli. Le 20 juillet le juge décida de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste. L'opposition formée par le requérant contre la décision de placement en détention fut rejetée.

Le 24 août 2016, faisant application de l'article 3 du décret-loi n°667, le HSK, réuni en assemblée
plénière, révoqua 2 847 magistrats, dont le requérant, tous ayant été considérés comme appartenant, affiliés ou liés au FETÖ/PDY.

Le 27 décembre 2017, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel du requérant irrecevable, considérant les griefs de celui-ci manifestement mal fondés.Le 19 mars 2018, la 29e cour d'assises reconnut . BaS coupable de l'infraction d'appartenance à une organisation armée terroriste, le condamna à sept ans et six mois d'emprisonnement et, compte tenu de la période passée en détention, ordonna sa mise en liberté. La condamnation de M. BaS fut confirmée en appel. L'affaire est actuellement pendante devant la Cour de cassation.


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