Club des juristes : Interview de Nicole Belloubet ancienne membre du conseil constitutionnel et ancienne Garde des Sceaux qui succède à Bernard Cazeneuve

Club des Juristes - 19/04/2023 09:50:00

Madame la garde des Sceaux, vous succédez à Bernard Cazeneuve à la présidence du Club de juristes que vous connaissiez déjà puisque vous étiez présidente de commission en son sein. Quels sont vos projets de développement en tant que nouvelle présidente ?

Nicole Belloubet : C'est un honneur de succéder à Bernard Cazeneuve et je me place dans la continuité de ce que le Club des juristes a développé sous sa présidence. Notre ambition, c'est vraiment que le club puisse être une plateforme d'informations juridiques, garante d'une réflexion et d'une analyse de haut niveau à destination du plus grand nombre.

Pour donner de la visibilité, du poids à cette plateforme, nous devons tout à la fois travailler avec la rigueur et l'indépendance qui ont toujours caractérisé le Club des juristes, dont les membres ont une très haute qualité scientifique, et coller à l'actualité dans toutes les dimensions juridiques qu'elle revêt. Pour amplifier l'impact de cette plateforme d'information partagée, nous souhaitons multiplier et diversifier les supports par lesquels le Club s'exprime.

Au-delà des prix que nous décernons depuis plusieurs années (O.Debouzy, G.Carcassonne) et du salon du livre juridique, nous continuerons à délivrer la newsletter hebdomadaire dont les billets d'information juridiques sont déjà lus à plus de 25 000 exemplaires. Nous allons désormais rénover le blog, organiser régulièrement des tables rondes et développer de nouveaux supports médias : des podcasts permettront de faire connaître la réflexion de qualité que le Club promeut.

Avec le Professeur Molfessis, nous souhaitons également développer des événements spécifiques : à l'instar de ce que Bernard Cazeneuve a évoqué autour de la journée Business Ethics, nous voulons, avec un thème différent tous les deux ans, organiser des temps de réflexion de haut niveau sur le droit comme vecteur commun à l'ensemble des dimensions de notre vie sociale. Concernant l'un des points forts du Club des juristes, à savoir le travail effectué en « commissions thématiques », nous voulons être force de proposition pour des décideurs publics et privés concernés par les sujets traités.

Plusieurs commissions sont actuellement constituées (RSE, véhicules autonomes, responsabilité pénale des entreprises à raison des atteintes aux droits fondamentaux...). Mais nous souhaitons en créer d'autres relatives, notamment, aux nouveaux usages numériques, aux enquêtes internes au sein des entreprises, au sujet « constitution et environnement » etc.... Ces commissions sont sources d'enrichissement pour le débat public et contribuent donc au débat démocratique.

Aujourd'hui, on assiste à un débat politique bousculé par des manifestations parfois violentes. Notre démocratie est-elle menacée ? Le modèle des institutions de la Vème République devrait-il être repensé ?


Bernard Cazeneuve : On ne peut pas contester le surgissement de la violence dans le débat public. C'est certes un phénomène qui n'est pas nouveau. Mais ce qui est extrêmement préoccupant, en revanche, c'est sa banalisation, comme un phénomène allant de soi et certains acteurs politiques l'excusent désormais en l'assumant.

Selon eux, la radicalité peut avoir des causes légitimes : le creusement des inégalités, le sentiment de l'injustice ou l'inertie de la société face au péril que constitue le réchauffement climatique. Et plutôt que de chercher à donner à ces maux bien réels un débouché politique, par la recherche de compromis utiles, ils cautionnent tous les dérapages et les excès, si bien que l'État, qui cherche à les contenir, est toujours présenté comme étant à l'origine d'une violence qui serait consubstantielle à son rôle, à ses institutions, à la police...

Un autre phénomène, celui de la violence virtuelle et anonyme, se déploie désormais sur les réseaux sociaux. Il emporte avec lui le pire : le racisme, l'antisémitisme, la violence anti élus etc. Toutes ces violences sont engendrées par la volonté d'excommunier l'autre, de l'ostraciser, compromettant ainsi l'unité et l'indivisibilité de la Nation, alors même que la tradition constitutionnelle et politique française est depuis les Lumières, universelle et inclusive.

Dans un tel climat, la relation au droit se trouve inéluctablement altérée, puisqu'est considérée désormais comme seule légitime la pensée à laquelle on adhère et qui peut justifier de toutes les atteintes au droit, pour faire aboutir ses propres causes. Ce sont donc autant les comportements et les pratiques politiques que les institutions elles-mêmes qui sont ici en cause.

La pratique du pouvoir présidentiel, notamment depuis la mise en oeuvre du quinquennat, n'est pas imputable aux institutions de la Vème République, telles que le général de Gaulle les avait conçues, mais à la pratique que certains ont eu de ces institutions.

Par exemple, le fait que le Parlement soit devenu un théâtre d'ombre et que nous ayons vu le débat s'y abaisser de façon préoccupante, est avant tout imputable aux comportements de ceux qui, au sein du Parlement, sont dans la transgression.

Je pense qu'il faut plutôt chercher dans l'éthique de la responsabilité la ressource nécessaire au rehaussement des institutions. Mais il est aussi nécessaire, entre les grands moments de respiration démocratique que sont les élections, de créer les conditions d'une participation plus régulière des citoyens aux choix qui leur incombent ou aux décisions qui les impactent.

Il faut donc remettre de l'horizontalité là où les institutions politiques françaises sont trop centralisées au point de donner parfois le sentiment d'une verticalité sans appel ou d'un autoritarisme par principe.

Nicole Belloubet : Je partage largement ce que vient de dire Bernard Cazeneuve. Je ne pense pas que notre démocratie soit menacée par les phénomènes de violence, à la fois physiques et virtuels que l'on voit se développer, mais elle en est certainement altérée. La manière dont certains de nos concitoyens établissent les échanges, sur un mode parfois violent, qu'il s'agisse du dialogue politique ou social, altère les formes du débat démocratique. Et il y a là un véritable risque.

Je pense aussi que l'on doit aujourd'hui repenser les modalités de notre vie démocratique d'une double manière : du point de vue institutionnel des évolutions et des inflexions mériteraient d'être apportées dans le sens d'une plus grande inclusion ; du point de vue constitutionnel, des dispositions scandant le rythme d'une démocratie plus participative au niveau territorial et national pourraient être introduites dans notre texte fondateur. Certains universitaires parlent d'une démocratie continuée ou continue qui, me semble-t-il, permettrait de donner à nos concitoyens le moyen de s'exprimer de manière plus pérenne et plus fréquente dans nos institutions. On ne peut plus aujourd'hui, imposer une décision de manière purement verticale.

L'acceptabilité de la décision publique est un point majeur si l'on veut que nos démocraties puissent continuer à fonctionner. Il faut absolument que l'on avance dans cette direction.

Certains font appel au Conseil constitutionnel pour sanctionner la loi sur la réforme des retraites. Nicole Belloubet, en tant qu'ancienne membre du Conseil, que pensez-vous de ces demandes ?

Nicole Belloubet : On n'a pas à « faire appel » au Conseil constitutionnel ! Il est saisi par les autorités qualifiées pour ce faire et cette saisine forme la base de son contrôle. Je veux simplement rappeler, au-delà des débats sur sa composition, que le conseil est une juridiction indépendante qui prend ses décisions en fonction de la règle de droit et précisément de la norme constitutionnelle. Savoir dans quel sens le Conseil va statuer, est toutefois extrêmement hasardeux parce que juridiquement la règle de droit à appliquer est toujours interprétée : il y a certes, et avant tout, la lettre mais aussi le sens, l'esprit du texte qui sont nécessairement pris en compte ! En toute hypothèse, et comme il le fait toujours, le Conseil est attentif aux conséquences de ses décisions. Mais c'est évidemment une décision qui marquera, parce que nous ne nous sommes jamais trouvés dans ce type de situation.

Bernard Cazeneuve, vous vous disiez en faveur un changement de méthode. N'est-il pas un peu difficile à mettre en oeuvre, étant donné la confrontation politique à l'intérieur même de l'Assemblée nationale, voire l'obstruction du débat par certains partis ?


Bernard Cazeneuve : Si l'on veut que le débat ait lieu, il faut le désirer. Or, le Gouvernement a choisi une méthode qui a consisté à l'empêcher en mobilisant trois articles de la Constitution : l'article 47-1 qui permet de cantonner le débat dans le temps, l'article 44 -2, qui instaure le vote bloqué et l'article 49.3 qui permet d'engager la responsabilité du Gouvernement sur un texte.

À partir de ce moment-là, ceux qui dans l'opposition voulaient organiser l'obstruction en ont profité pour rendre impossible toute discussion et ce, alors même que les représentants des organisations syndicales se comportaient de façon responsable et appelaient à ce que la discussion sur les articles du projet de loi puisse avoir lieu. Il n'y a plus désormais d'autres choix que d'apaiser les tensions.

Enfin, il n'y a pas de démocratie sociale sans corps intermédiaires, politiques ou syndicaux. Depuis de trop nombreuses années, on assiste à un processus d'affaissement des partis et à une suspicion entretenue à l'égard des organisations syndicales réformistes. De là vient le court-circuit démocratique auquel nous assistons.

Nicole Belloubet, quel est votre avis concernant la prise de position de la Cour pénale internationale et son mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine ?

Nicole Belloubet: Je trouve que c'est un signe de la part de la CPI qui réaffirme la place de la juridiction internationale dans la lutte contre l'impunité. Cette décision est celle d'une juridiction indépendante et je n'ai pas à me prononcer sur son bien-fondé. De nombreuses questions vont se poser sur sa mise en oeuvre mais c'est une décision juridiquement intéressante. La CPI manifeste un acte d'existence et rappelle que les juridictions internationales ont un rôle important à jouer. De ce point de vue, pour le symbole que cela signifie, c'est important.


A PROPOS

Créé en 2007, le Club des juristes est un lieu indépendant de débats et de propositions juridiques. Il réunit autour du droit des professionnels d'horizons divers. Magistrats, avocats et notaires, professeurs et représentants d'entreprises, mènent ensemble une réflexion prospective autour des problèmes juridiques les plus saillants.

Premier think tank juridique français, le Club des juristes s'est constitué autour de deux objectifs majeurs :

Encourager le débat juridique et innover
Le Club des juristes favorise la rencontre des différents acteurs du droit, des entreprises et de la politique. Des réflexions et des travaux sont lancés par le Club sur des thèmes d'actualité : ils aboutissent à des propositions innovantes et concrètes.

Renforcer la place du droit dans le débat public et améliorer la compréhension des questions juridiques par tous
Trop souvent perçues comme relevant d'un savoir spécialisé, les problématiques juridiques apparaissent comme hermétiques et réservées aux seuls initiés. Le Club des juristes permet la compréhension de l'actualité sociale, économique, politique et institutionnelle, par un éclairage juridique pertinent.

Source Les Affiches Parisiennes

Bernard Cazeneuve ancien Premier ministre