Présentation des collections modernes (1905-1965 par Bernard Blistène

Centre Georges Pompidou - 15/03/2017 10:10:00


À partir du 27 mai 2015, le Centre Pompidou dévoile une nouvelle présentation de ses collections modernes, de 1905 à 1965. Ce parcours profondément renouvelé renoue avec une progression chronologique marquée par de grands jalons historiques. Il offre au visiteur de suivre le fil des figures, des oeuvres et des mouvements qui ont écrit l'art moderne, en compagnie d'autres passeurs qui ont contribué à faire l'histoire de la modernité.

Le musée, réaménagé, présente un nouvel accrochage des collections modernes. Racontez-nous.

Bernard Blistène (directeur du Musée national d'art moderne)- Cette nouvelle présentation marque le début d'importants travaux pour offrir un parcours plus lisible aux visiteurs et pour créer de nouveaux espaces d'exposition. Le public entre désormais au musée par le niveau 5 pour en sortir par le niveau 4, suivant ainsi le cours de l'histoire de l'art, en progressant du moderne vers le contemporain. Avec cette réorientation, les séquences de visite gagnent en lisibilité : point essentiel, la distribution des salles, simplifiée, intègre dorénavant un espace de médiation. Ce réaménagement est le prélude d'importants travaux qui conduiront, en 2016, à l'ouverture de nouveaux espaces d'exposition pour l'art contemporain d'une superficie totale d'environ 500 m2 !

Quand commence l'art moderne et quand devient-il contemporain ?

BB - La notion d'« art moderne » doit être maniée avec précaution. Comme le relève subtilement le philosophe américain Arthur Danto, « art moderne » peut s'entendre de multiples façons : l'art créé par les artistes durant une certaine période, la « modernité », ou bien l'art répondant à une certaine idée du moderne, le « modernisme », associé à l'idée de progrès et reposant sur une forme d'autocritique nécessaire. En fonction des contextes historiques, esthétiques et géographiques, l'articulation de la modernité et du modernisme varie. On considère généralement que le moment de basculement s'opère au milieu des années 1960 : de fait, de nombreux mouvements tournent la page de la doxa moderniste et refusent d'inscrire leur pratique dans son grand récit. Nous avons donc choisi d'inscrire la présentation des collections modernes dans l'intervalle 1905-1965.

Quelle histoire de l'art moderne avez-vous voulu écrire à travers cette nouvelle présentation ?

BB - Toute présentation, et à travers elle toute écriture possible d'une histoire de l'art, est ici conditionnée par la collection. « Modernités plurielles » a eu le mérite de révéler des pans méconnus de cette collection. Je veux saluer sa commissaire, Catherine Grenier, pour les avoir exposés. Dans le même temps, cet accrochage a eu la vertu de montrer que de nombreux moments des modernités internationales n'étaient pas ou peu représentés.

À moins de croire au rêve du musée universel, ces absences ne doivent pas être considérées comme des lacunes. Chaque musée est fait de la singularité de son histoire ; ses collections en sont l'incontournable témoin. De fait, les collections du musée national d'art moderne sont composées d'ensembles constitués au fil des acquisitions, qu'il s'agisse d'achats décidés par les conservateurs ou de grandes donations, notamment celles des artistes ou de leurs ayants droit, à qui nous devons tant. Voyez ainsi l'admirable profondeur des fonds Matisse, Picasso, Kandinsky, Delaunay, Laurens, Kupka, Duchamp, Picabia, Breton ou Dubuffet, parmi beaucoup d'autres... Voyez la richesse des fonds photographiques qui ne cessent de s'accroître : Brancusi, Brassaï, Man Ray, Cartier-Bresson... Voyez l'inestimable collection de films. Voyez l'ampleur de la collection d'architecture et de design, née il y a vingt-cinq ans de la volonté de cet homme d'exception qu'était Dominique Bozo. Ces jalons donnent à la collection son caractère. Ils renvoient à une certaine histoire de la modernité, une histoire heureusement cosmopolite, notamment celle de Paris « capitale des arts », faite des contributions d'artistes et de créateurs venus du monde entier, dont les collections sont dépositaires, comme en témoignent par exemple les salles consacrées aux constructivismes, à dada et au surréalisme, à l'art cinétique ou à l'art informel, voire aux prémices de cette tabula rasa que constitue l'art du début des années 1960. À cet égard, la richesse des collections est extraordinaire. Elle permet de retracer les temps forts de la modernité tout en en reflétant sa complexité. Ce constat nous a guidés dans l'élaboration de cette présentation, organisée en séquences historiques, qui tente de donner à comprendre des généalogies, des passages, des métissages et des croisements, qui se veut aussi lisible et claire, voire didactique.

On hésite toujours, en matière d'art moderne et contemporain, à parler de chefs-d'oeuvre ; cette collection compte pourtant beaucoup d'icônes de l'art du 20e siècle.

Quelle place ont-elles dans cet accrochage ?

BB - Parler de « chef-d'oeuvre » paraît toujours périlleux, voire paradoxal. Le Centre Pompidou-Metz avait, à son ouverture, tenté de mettre à jour l'ambiguïté d'une pareille notion. De même, l'idée d'« icônes » devrait être maniée avec précaution. Car à mon sens, l'art moderne repose avant tout sur des « machines à penser » : voyez l'entière salle consacrée à Marcel Duchamp ! Ne l'oublions pas, l'art moderne tient de ce que Bertolt Brecht appelait l'« émotion intellectuelle », de cet effet de distance et de réflexivité propre au moderne. Alors, parlons plutôt d'oeuvres iconiques, c'est-à-dire d'oeuvres représentatives d'un moment , des oeuvres nodales, charnières, susceptibles d'éclairer l'histoire d'un artiste ou d'un mouvement, comme ses « environs immédiats » son « avant » et son « après », ses « à-côtés ». Et de ce point de vue, la collection offre aux formidables équipes du musée des perspectives infinies.

En suivant quel fil rouge le public pourra-t-il s'orienter dans ce parcours ?

BB - Le musée doit assumer sa mission et s'adresser aux publics, dans toute leur diversité. Pour permettre la compréhension de l'histoire de l'art moderne, il faut exposer l'oeuvre des artistes qui en ont marqué le cours. Les grands jalons de la collection tiennent donc la toute première place, de façon pérenne. Cela n'est pas incompatible avec une approche plus « profonde » de la période moderne, à destination des plus initiés. Au contraire ! Pour concilier ces exigences, nous avons imaginé un parcours de visite dont l'épine dorsale repose sur de grands repères. Nous proposons au public une traversée des mouvements modernes, en commençant par le fauvisme et Henri Matisse. Comment rendre sensible l'histoire des avant-gardes historiques sans rendre compte, oeuvres à l'appui, du choc que constitue « la cage aux Fauves » en 1905 ? Latéralement, comme autant d'incises nécessaires, de lignes de fuite ou de chemins de traverse, nous avons ménagé des espaces plus spécifiques, dévolus à des figures et des mouvements singuliers mais néanmoins cruciaux, comme le Lettrisme, auquel une salle entière est consacrée pour la première fois dans l'histoire du musée. Cobra, Fluxus ou Azimuth sont également présents. Du côté de l'architecture et du design, outre les salles dévolues au rationalisme des années 1920 et 1930, nous rendons un hommage à Jean Prouvé et dans une salle attenante, aux « spatialismes » des années 1950.

Pour la première fois, des salles sont consacrées à des « figures » de l'histoire de l'art qui ne sont pas des artistes mais des critiques, des historiens, des théoriciens. Pourquoi ?

BB - Parce qu'il faut leur redonner une place majeure dans ce moment où nombreux sont ceux qui appellent à réécrire voire à réviser l'histoire. Nous avons décidé d'ouvrir de petites expositions-dossiers disséminées au fil du parcours autour d'une problématique commune. Conçus comme des espaces d'étude et de recherche confiés à la sagacité des équipes du musée et bientôt aussi à des chercheurs universitaires, ces modules sont renouvelés deux fois par an. Les premiers sont consacrés à de grands « passeurs », à celles et ceux qui ont donné à voir et à lire les oeuvres modernes. Parmi eux, naturellement, une place particulière est réservée aux historiens et aux critiques. Pour choisir les figures honorées, nous nous sommes tournés vers notre collection et les fonds documentaires exceptionnels conservés par la bibliothèque Kandinsky. Chacune de ces expositions-dossiers, aux formats divers, mêle aux documents et archives les oeuvres des artistes dont ces passeurs se sont sentis proches, nous permettant de constater la variété des passions des uns et des autres au-delà des écoles, des styles et des dogmes.

Quelles sont les forces de la collection du Centre Pompidou ?

BB - L'ampleur de la collection est remarquable, de diversité et de densité : plus de cent mille pièces de toutes natures et disciplines, ouvrant des possibilités d'investigations infinies, de l'oeuvre la plus emblématique au document le plus rare. Cette ampleur nous invite à questionner la complexité de l'histoire et à en livrer une multiplicité d'interprétations. J'aime dire de l'histoire de l'art qu'on doit l'interpréter sans cesse, au gré de la connaissance et du savoir acquis. Autres points forts de la collection, la capacité des équipes de la conservation du musée national d'art moderne : avoir su faire des choix, être restées attentives à la création moderne comme à la création vivante et à avoir ainsi permis de réévaluer des pans entiers d'une lecture de l'art souvent partiale et parcellaire. Pareille collection est affaire d'engagements ! C'est ce dont témoignent, en parallèle à cette nouvelle présentation historique, le bel accrochage contemporain constamment renouvelé du niveau 4 « Une histoire » et le travail engagé dans notre nouvelle Galerie de photographies.

Les nouvelles acquisitions sont amplement montrées dans cet accrochage. Comment avez-vous choisi de les présenter ?

BB - Elles ne sont pas isolées comme des « trophées » mais bien inscrites dans le parcours et très documentées. Le principe de rotation des oeuvres désormais instauré permet d'éclairer les publics sur les raisons de choix qui, je veux encore et toujours le rappeler, sont les fruits d'un travail collégial. Il faut montrer qu'une collection est en mouvement, qu'elle se métamorphose, même dans le champ historique où les acquisitions se font nécessairement plus rares. Il faut aussi mettre en évidence de nouveaux terrains d'investigation pour une approche désormais plus globale de l'art des 20e et 21e siècles.

Quelle est l'oeuvre que vous êtes le plus impatient de revoir sur les murs du musée ?

BB - Je rends hommage à Guy Cogeval, président-directeur du musée d'Orsay, d'avoir accepté que nous présentions en exergue ce chef-d'oeuvre d'invention picturale pure qu'est Luxe, calme et volupté de Matisse, une oeuvre capitale de 1904-1905 reçue en dation, que nous avions déposée au musée d'Orsay. À bien des égards, c'est le tableau par lequel nombre d'entre nous se sont initiés à l'art moderne. Je salue également le travail de la restauration qui a permis, après tant d'années, de retrouver enfin Shining Forth de Barnett Newman. Et comment ne pas être heureux et fier de voir apparaître sur nos murs des « chefs-d'oeuvre inconnus », tel Grande composition au corbeau de Balthus, entré récemment dans la collection grâce à la détermination de l'un de nos conservateurs !