La Turquie face au génocide des Arméniens de la négation à la reconnaissance sous l'impulsion de la société civile?

IFRI - Institut Français des Relations Internationales - 03/11/2022 19:15:00

La Turquie face au génocide des Arméniens : de la négation à la reconnaissance ?
Ali Kazancigil Dans Politique étrangère 2015/3 (Automne), pages 73 à 81


l existe aujourd'hui une historiographie internationale de grande qualité sur le génocide arménien, dont on commémore le centenaire en 2015[1]

Ce génocide est très souvent cité comme le premier du XXIème siècle. L'État turc ignore cette historiographie et reste dans sa posture négationniste. Cependant, le mouvement en faveur de la reconnaissance a pris de l'ampleur dans la société turque, depuis une dizaine d'années. Réussira-t-il à faire céder le camp négationniste, composé d'appareils d'État, de partis politiques et des segments conservateurs et nationalistes de la population ?

2La République turque est née en 1923, après la chute de l'Empire ottoman en 1922. Atatürk, son fondateur, voulait une rupture totale avec le passé impérial, afin de créer un État-nation moderne et occidentalisé. Alors pourquoi la République a-t-elle eu, jusqu'à nos jours, tant de réticence à reconnaître un génocide perpétré par le gouvernement d'un Empire disparu, et s'obstine-t-elle dans son négationnisme ? C'est que, dans les pays ayant une profondeur historique, bien des continuités survivent aux ruptures. Dans L'Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville a montré la résilience des continuités en France, malgré la violence de la rupture révolutionnaire[2]

A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris,.... C'est aussi le cas de la Turquie[3]

M.E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish.... La République a endossé une coresponsabilité avec les Jeunes-Turcs sur des faits antérieurs à sa création ; la négation du génocide est devenue un pilier de l'idéologie nationaliste et un outil du contrôle de l'État sur la société et sur l'esprit des citoyens.

3Selon les modernisateurs turcs, un des facteurs qui expliquaient les revers subis par l'Empire, dans le contexte de la « Question d'Orient », était le caractère multiethnique et multireligieux de sa population ; par conséquent, la nouvelle Turquie devait adopter le modèle français « un État, une nation ». La République naquit au terme d'une guerre d'indépendance (1919-1922), victorieuse face aux occupants de l'Anatolie - Angleterre, France, Italie, Grèce -, avec des nettoyages ethniques contre les populations anatoliennes non turques ou non musulmanes, notamment les Grecs pontiques, les Syriaques et, plus tard, les Kurdes. Mustafa Kemal Atatürk n'avait pas participé à la préparation et à l'exécution du génocide ; en 1915, il combattait sur le front des Dardanelles. En 1919, témoignant devant le tribunal d'Istanbul qui jugeait les exécutants du génocide de 1915 (les hauts responsables avaient fui), il qualifia l'extermination des Arméniens d'« acte honteux ». Cependant, le génocide de 1915 allait dans le sens de son projet d'un État unitaire, avec une population homogène. De plus, il avait besoin, pour mener la guerre d'indépendance et plus tard pour édifier le nouvel État, de cadres jeunes-turcs et de notables anatoliens, dont beaucoup avaient participé au génocide et spolié les biens des Arméniens exterminés. D'où le silence imposé sur 1915.

Le tabou absolu sur la vérité historique concernant le génocide des Arméniens
4Les circonstances du passage de l'Empire à la République expliquent le contrôle strict par l'État de l'histoire, de la mémoire - à savoir les rapports d'une société avec son passé. Un récit, très éloigné de ce qui s'est réellement passé en Anatolie orientale en 1915-1916, a été inventé, imposé à la société et reproduit dans les manuels scolaires. Ces derniers n'ont toujours pas été révisés ; dans de très nombreuses villes, des places et des avenues continuent de porter le nom du principal génocidaire, Talaat Pacha. Selon la version négationniste de l'histoire, en 1915 il y aurait eu des massacres entre les Arméniens qui aidaient les armées russes ayant pénétré sur le territoire ottoman, et les Turcs qui voulaient les en empêcher, causant beaucoup de morts de chaque côté. Afin de mettre un terme à ces massacres mutuels, le gouvernement ottoman aurait décidé de déporter la population arménienne vers la Syrie ; étant donné les conditions difficiles, dues à la guerre, beaucoup de déportés décédèrent.

5Ce récit va à l'encontre de l'historiographie sur le génocide, de même que des témoignages dignes de confiance de l'époque, y compris de certains responsables ottomans. Pour confirmer la nature fictive de cette histoire officielle, il suffit de rappeler qu'outre les Arméniens de l'Anatolie orientale, ceux vivant dans l'Ouest du territoire, très éloigné des zones de guerre, furent aussi déportés et assassinés. Un exemple : selon les recensements ottomans d'avant 1915, il y avait une communauté arménienne de plusieurs milliers de personnes dans la ville de Bursa, située dans le Nord-Ouest ; or, le premier recensement républicain, en 1926, montrait qu'il n'y restait que quatre Arméniens !


Longtemps, le récit historique officiel a fonctionné. Tout discours évoquant l'extermination des Arméniens était discrédité par l'État, comme l'expression des mauvaises intentions et de l'hostilité des diasporas arméniennes envers la Turquie. Les attentats meurtriers de l'ASALA[4]

ASALA, l'Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie. contre les diplomates turcs et l'agence de Turkish Airlines à l'aéroport d'Orly renforcèrent l'impact du récit officiel.

7L'utilisation par les Arméniens du terme de génocide, à partir des années 1970, pour qualifier les massacres de 1915-1916, de même que son adoption par un nombre croissant d'États dans les décennies suivantes, ont mis en difficulté la posture négationniste et renforcé la répression contre l'usage, dans l'espace public et les médias, de l'expression de « génocide arménien ». La jurisprudence l'a qualifiée d'« injure à l'identité turque », passible de peine de prison sous l'article 301 du Code pénal. La seule formule admise était « le soi-disant génocide arménien ». Jusqu'au milieu des années 2000, des écrivains, intellectuels, journalistes, dont le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, Yasar Kemal (l'autre romancier nobélisable du pays), ou encore la grande figure intellectuelle arméno-turque Hrant Dink, furent traduits en justice pour avoir tenu dans l'espace public des propos contrevenant à ce tabou, reflet d'une logique totalitaire.

La société commence à se poser des questions sur le tabou
8Dans les années 1980-1990, certaines évolutions ont progressivement ouvert de nouvelles perspectives sur l'appréhension des événements de 1915. Au niveau politique et diplomatique, Turgut Özal, Premier ministre et président de la République entre 1983 et 1994, a publiquement déclaré qu'il était prêt à ouvrir toutes les archives ottomanes et turques pour soutenir les recherches internationales et mieux connaître les événements de 1915-1916. En 1992, la Turquie a reconnu la nouvelle République d'Arménie. Mais le conflit au Haut-Karabagh a incité la Turquie à fermer sa frontière. D'autres tentatives de dialogue entre les États arménien et turc, vers la fin des années 1990, ont échoué.

9Aux plans sociétal et intellectuel, la maison d'édition Belge, dirigée par Ragip Zarakolu, a commencé à publier en turc les ouvrages des grands historiens du génocide des Arméniens, bravant les interdits et les condamnations à la prison de lui-même, de son épouse (décédée en détention) et de son fils. D'autres maisons d'édition, comme Iletisim, l'ont suivie, ce qui a eu pour effet d'informer les secteurs éclairés de la société sur ce qui s'était exactement passé en 1915 et de les prémunir contre une histoire officielle mensongère. À partir du milieu de la décennie 1990, la communauté arménienne a commencé à se donner les moyens de prendre la parole dans l'espace public. Une maison d'édition, Aras, a été créée par des Arméniens et, surtout, Hrant Dink a lancé l'hebdomadaire turco-arménien Agos. Il faut aussi citer ici la publication, en 1992, d'un livre important de Taner Akçam, historien turc pionnier des études sur le génocide de 1915 ; il y analyse l'impact de long terme de l'extermination des Arméniens ottomans et de la posture négationniste sur la construction de l'identité nationale turque, l'idéologie nationaliste et le tropisme autoritariste de la République [5]

T. Akçam, Türk Ulusal Kimligi ve Ermeni Sorunu [L'identité.... Cet ouvrage fut une première contribution significative à la prise de conscience de la société turque du fait que le génocide de 1915 n'était pas seulement un événement appartenant au passé, concernant les seules relations de la Turquie avec la République d'Arménie et les diasporas arméniennes ; mais que le négationnisme concernant ce terrible crime contre l'humanité était une sorte de monstre, lové au coeur des institutions, engendrant un nationalisme et un autoritarisme pérennes, faisant obstacle à l'émergence d'un état de droit et d'une démocratie dignes de ce nom, de même qu'empêchant la société de connaître et penser les épisodes sombres de son passé, librement et de manière critique.

La fin du tabou, libération de la parole et réflexion critique sur le passé


Uu tournant du siècle, deux événements importants ont favorablement modifié, en Turquie, la donne sur la question du génocide. D'abord, en décembre 1999, l'Union européenne (UE) a accordé à la Turquie le statut de pays candidat à l'adhésion. Ankara a commencé à introduire des réformes importantes, comme l'abolition de la peine de mort. Ensuite, aux élections législatives de novembre 2002, la politique turque a subi un « tremblement de terre » : les partis de centre-droit et de centre-gauche qui ont dirigé le pays depuis des décennies ont été balayés ; dans cet État laïque, pour la première fois, une formation issue de l'islam politique, le Parti de la justice et du développement (AKP), obtenait la majorité absolue à l'Assemblée nationale et devenait la force politique hégémonique. L'AKP récusait l'étiquette d'« islamiste modéré » ; ses deux leaders, Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, le présentaient comme un parti démocrate conservateur, pro-européen et s'inspirant de l'exemple des partis chrétiens-démocrates. Le nouveau pouvoir accélérait les réformes confortant l'état de droit, la démocratie, les droits de l'homme et les libertés, afin d'obtenir de l'UE une date pour l'ouverture des négociations d'adhésion, qui débutèrent en octobre 2005.

11C'est dans ce contexte très favorable que la parole s'est libérée et qu'une réflexion critique sur le passé a été engagée ; un débat public sur le génocide des Arméniens, mais aussi sur les nettoyages ethniques et pogroms ultérieurs, s'est ouvert au sein de la société. Le tabou a commencé à se fissurer et a fini par s'effondrer. La société civile s'est émancipée et elle a commencé à débattre de la question de la reconnaissance du génocide. S'il faut distinguer un événement qui a cristallisé ces évolutions et constitué le point de départ du travail d'histoire et de mémoire dans la société, on choisira la Conférence sur les Arméniens ottomans, organisée par trois universités d'Istanbul en septembre 2005. Attaquée par les nationalistes, elle a été interdite mais a pu se tenir grâce à l'intervention du Premier ministre Erdogan, qui se gardait ainsi d'entraver le travail d'histoire et de mémoire de la société. Cette conférence, où le génocide fut au centre des débats, a eu un retentissement important ; elle a encouragé le débat public et la prise de parole sur 1915, y compris par la communauté arménienne de Turquie.

12Dans la période qui a suivi, plusieurs événements importants ont intéressé, mobilisé, consterné ou bouleversé la société turque, confortant le mouvement pro-reconnaissance : l'assassinat, en janvier 2007, du journaliste Hrant Dink par des réseaux de « l'État profond » - ses funérailles ont été suivies par une foule énorme, scandant « nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens » - ; le livre de l'avocate turco-arménienne Fethiye Cetin sur sa grand-mère qui lui révéla ses origines arméniennes sur son lit de mort, ouvrage qui devint un best-seller dans le pays (il en est à sa 11e édition) et humanisa la question du génocide, otage des diplomates et des politiques - il suscita le coming out de milliers de familles, qui révélèrent alors des origines arméniennes que leurs grands-parents avaient cachées pour survivre
[6]
F. Cetin, Le Livre de ma grand-mère, La Tour d'Aigues, Éditions... - ; la pétition d'« Appel au pardon » sur internet, lancée en 2008 par quatre intellectuels turcs[7]
Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran., et qui a été signée par plus de 30 000 personnes ; ou encore l'ouvrage sur le génocide de Hasan Cemal[8]

H. Cemal, 1915, le génocide arménien, Paris, Les Prairies..., qui a fait sensation - il est le petit-fils du pacha du même nom, l'un des trois responsables du génocide. L'auteur y raconte sa trajectoire personnelle, qui l'a conduit du nationalisme et du négationnisme à l'autonomie, à la réflexion critique sur le passé, et à militer pour sa reconnaissance sur la base de valeurs universalistes. Un exemple à suivre pour les négationnistes...

La société demande à l'État de reconnaître le génocide et commence à dialoguer avec les Arméniens d'Arménie et des diasporas

13À partir de 2010, chaque 24 avril, des manifestations publiques de commémoration sont organisées dans plusieurs grandes villes, à l'initiative des organisations de la société civile, comme Dur De, Anatolie Culture, la Fondation Hrant Dink, l'Association turque des droits de l'homme, avec de plus en plus de participants au fil des ans, y compris des organisations arméniennes venues de plusieurs pays, exigeant du gouvernement la reconnaissance du génocide. L'émancipation de la société de l'idéologie nationaliste et autoritariste sur la question de la reconnaissance du génocide a également eu des effets dans d'autres domaines, comme les « manifestations du parc Gezi », contre les interférences d'Erdogan dans le mode de vie des individus et familles en mai-juin 2013 sur la place Taksim d'Istanbul, un événement qualifié de « mai 1968 turc ». Au plan politique, les électeurs ont sanctionné aux législatives du 7 juin 2015 Erdogan et le gouvernement de l'AKP, devenus de plus en plus autoritaires à compter de leur troisième victoire aux législatives en 2011, en leur refusant la majorité à l'Assemblée nationale. La commémoration du centenaire à Istanbul, en avril 2015, fut particulièrement impressionnante, en présence de dizaines de milliers de personnes et de très nombreuses associations turques, arméniennes et d'autres venues d'Europe, des Amériques et même du Rwanda. Un autre développement intéressant est la croissance du nombre d'historiens turcs travaillant sur le génocide et collaborant avec les historiens arméniens. Désormais, le dialogue est devenu la voie prioritaire vers la confiance mutuelle, la reconnaissance du génocide et, finalement, la paix et l'amitié entre les deux peuples.

14Ainsi, une centaine d'intellectuels arméniens et turcs ont créé, à Paris, l'association Collectif du rêve commun, dont les objectifs sont le dialogue, de même que la définition de projets communs, comme la transformation du mont Ararat en parc naturel, avec un statut international et géré conjointement par l'Arménie et la Turquie[9]

Voir le site du collectif : <http://ourcommondream.org/nous-faisons-un-reve-ensemble>.
Sous les pressions conjuguées de sa société et d'États de plus en plus nombreux qui reconnaissent le génocide de 1915, l'État turc finira par le reconnaître - mais à quelle échéance ?
15Malgré sa dérive autoritaire nationaliste, Erdogan s'est abstenu d'entraver le mouvement pour la reconnaissance, tout en adoptant une attitude ambiguë et populiste, s'adressant à la fois aux nationalistes négationnistes et au mouvement pour la reconnaissance. Il a changé la date de la commémoration du centenaire de la victoire des Ottomans dans la bataille du détroit des Dardanelles, en 1915, pour la mettre au 24 avril 2015, afin d'escamoter la commémoration du génocide. Cette mesure indécente n'a eu aucun effet. Peu avant ce 24 avril, il a prononcé un discours franchement négationniste pour plaire aux ultranationalistes. Il a aussi fait de petits gestes pour atténuer les effets catastrophiques du négationnisme au plan international pour l'image de la Turquie. En 2014, il a présenté ses condoléances aux descendants des Arméniens ottomans : ce geste ambigu était insuffisant, mais c'est la première fois qu'un Premier ministre turc le faisait. En 2015, le nouveau Premier ministre Ahmet Davutoglu déclarait que les Turcs partageaient la douleur des Arméniens, et le 24 avril, un ministre du gouvernement a assisté à la messe du centenaire, dans la grande église arménienne d'Istanbul.

16De tels gestes, qui sont loin du compte, n'ont évidemment pas empêché plusieurs reconnaissances officielles du génocide, accompagnées de critiques contre le négationnisme, qui ont fortement inquiété Ankara : celle du Vatican, accompagnée d'une critique sévère du négationnisme turc par le pape François, de même que celle du Parlement européen. Mais la prise de position la plus embarrassante pour Ankara fut celle de l'Allemagne, pays allié de l'Empire ottoman dans la Grande Guerre, qui était militairement présent en Anatolie en 1915 mais n'avait rien fait pour arrêter le génocide : la reconnaissance du génocide par ce pays fut accompagnée par celle de sa « coresponsabilité ». Ce geste, qui honore l'Allemagne, confirme, s'il en était besoin, la vérité du génocide de 1915. C'est un coup dur porté au négationnisme, et surtout une leçon éthique et politique à ses partisans.

17Mais le camp négationniste, embarrassé et sur la défensive, résiste. Il compte dans ses rangs de puissants appareils étatiques - armée, corps diplomatique, appareils sécuritaires, services de renseignement. Même si le mouvement pour la reconnaissance progresse, à l'heure actuelle seulement 10 % de la société y adhère ; en revanche, chez les jeunes (moins de 30 ans), ce chiffre monte à 33 %. Le Parti d'action nationaliste, d'extrême droite, a obtenu 16 % des suffrages aux élections du 7 juin 2015. Au sein des deux plus grandes formations politiques, l'AKP au pouvoir, et le Parti républicain du peuple, certains courants adhèrent encore au négationnisme.

18Néanmoins, sur la durée, les partisans de la reconnaissance deviendront probablement majoritaires. Ils ont déjà remporté une victoire, en légitimant et imposant sur le génocide un débat public non nationaliste, fondé sur les principes universalistes. L'opinion publique turque comprend désormais qu'une démocratie et un état de droit, stables et pérennes, de même qu'une société ouverte et tolérante, ne sauraient advenir sans que l'État se place lui-même sur un terrain universaliste. Ce qui implique qu'Ankara reconnaisse le génocide et sorte du piège du négationnisme ; qu'il fasse acte de justice et de paix en demandant pardon aux Arméniens de Turquie, d'Arménie et des diasporas ; qu'il verse des réparations aux descendants des victimes du génocide ; qu'il rétablisse les relations diplomatiques, ouvre les frontières entre les deux pays et permette à l'Arménie d'accéder à des ports turcs sur la mer Noire et la Méditerranée ; qu'il apporte une aide conséquente au développement économique de l'Arménie ; qu'il discute de bonne foi avec Erevan du contentieux territorial historique entre les deux pays. Il est à craindre que la réalisation d'un tel agenda ne puisse se faire que sur la longue durée, à une échéance difficile à déterminer.

19Loin d'humilier la République turque comme le martèle le camp négationniste, de telles initiatives lui vaudraient l'approbation et le respect de la communauté internationale. Les négationnistes turcs devraient réfléchir à l'exemple de l'Allemagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et changer de logique. Grâce à sa reconnaissance de la Shoah et à ses efforts pour aider les juifs victimes du génocide, ce pays a gagné l'estime du monde et est devenu une grande démocratie. Les Allemands ont soldé leurs comptes avec la barbarie nazie. La Turquie a le devoir de faire de même, pour les Arméniens et, aussi, pour se libérer de la barbarie unioniste de 1915 (le Comité Union et Progrès était la formation politique des Jeunes-Turcs), qui continue de la hanter.

Notes
[1]
Ce génocide est très souvent cité comme le premier du xxe siècle. En fait, le premier génocide de ce siècle a été perpétré en Namibie par la puissance coloniale allemande, entre 1904 et 1908, contre deux ethnies, les Herero et les Nama. 80 % des premiers et plus de 50 % des seconds furent exterminés, de façon planifiée et systématique. L'Allemagne a présenté ses excuses à la Namibie en 2004, mais elle refuse de reconnaître le génocide et de verser des réparations. Voir : É. Fontenaille-N'Diaye, Blue Book, Paris, Calmann-Lévy, 2015 ; C. Leclerc, « Le premier des génocides », Alternatives internationales, n° 65, décembre 2014, p. 52-53.
[2]
A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1985.
[3]
M.E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity, Oakland, CA, University of California Press, 2002.
[4]
ASALA, l'Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie.
[5]
T. Akçam, Türk Ulusal Kimligi ve Ermeni Sorunu [L'identité nationale turque et le problème arménien], Istanbul, Iletisim Yayinlari, 1992. Voir aussi un autre ouvrage pionnier de T. Akçam, qui a eu une influence importante en faveur de la reconnaissance du génocide en Turquie : Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Paris, Denoël, 2008.
[6]
F. Cetin, Le Livre de ma grand-mère, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2006.
[7]
Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran.
[8]
H. Cemal, 1915, le génocide arménien, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015.
[9]
Voir le site du collectif : <http://ourcommondream.org/nous-faisons-un-reve-ensemble>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/09/2015
https://doi.org/10.3917/pe.153.0073


PLUS D'INFO

La Turquie face au centenaire du génocide des Arméniens
Ali Kazancigil
p. 167-170
https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.3192
Résumé | Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur

L'extermination de plus d'un million d'Arméniens ottomans, en 1915-1916, par le gouvernement dirigé par le Comité Union et Progrès, le parti des Jeunes-Turcs, a été érigée en un tabou absolu, qui devint un des piliers de l'idéologie nationaliste de la République, créée en 1923.


Plan
Le négationnisme de l'État turc
Une société qui milite pour la reconnaissance
Entre les dérapages du pouvoir et le soutien de la communauté internationale
Haut de page

Texte intégral

1Pourquoi un tel génocide, minutieusement planifié afin d'éliminer un peuple et une civilisation plusieurs fois millénaires ? Le facteur principal n'était pas d'ordre racial, comme ce sera le cas dans le génocide des Juifs, mais géopolitique et idéologique. Traumatisés par la perte des dernières possessions ottomanes dans les Balkans, à la suite des Guerres balkaniques de 1912-1913 et acquis au nationalisme turc naissant - le Turquisme -, les dirigeants Jeunes-Turcs envisageaient la création d'un empire panturc, à la place de l'Empire ottoman cosmopolite, en train de sombrer. Selon le nationalisme radical, social-darwiniste qui les animait, les territoires de ce nouvel empire devaient inclure l'Anatolie débarrassée de ses populations non -musulmanes (environ 40 %, à l'époque), de même que les pays turcophones du Caucase (Azerbaïdjan) et de l'Asie centrale (Turkménistan, Kazakhstan, Ouzbékistan et Kirghizistan). Or, l'édification de cet empire panturc risquait d'être entravée par un projet envisagé au Congrès de Berlin de 1878 mais jamais concrétisé : la création d'un État arménien indépendant, en Anatolie orientale. En effet, l'Angleterre et la France, en guerre contre l'allié de l'Allemagne qu'était devenu l'Empire ottoman depuis 1914, réfléchissaient à la réalisation de ce projet. D'où, l'idée criminelle d'éradiquer les Arméniens anatoliens.

Le négationnisme de l'État turc

2Sur le génocide de 1915, il existe une historiographie très vaste et de grande qualité, grâce aux travaux d'historiens de divers pays, y compris de Turquie. Or l'État turc ignore cette littérature scientifique internationale. Il a inventé et imposé à la société, aux médias et inscrit dans les manuels scolaires un récit qui présente ce qui s'est passé en 1915-1916 comme un épisode malheureux de la Première Guerre mondiale, au cours duquel il y aurait eu des massacres mutuels entre des Arméniens qui aidaient les armées russes ayant pénétré les régions nord-est de l'Anatolie et des Turcs qui voulaient les en empêcher. Toujours selon cette histoire officielle, les autorités ottomanes auraient alors décidé de déporter les Arméniens vers la Syrie. De nombreux Arméniens seraient morts durant la déportation, à cause des conditions difficiles de ces déplacements. Ce récit n'est pas crédible. Si les exterminations de 1915-1916 étaient liées uniquement à des événements survenus en Anatolie orientale, pourquoi a-t-on envoyé à la mort des populations arméniennes vivant en Anatolie occidentale ?

3À cet égard, citons l'exemple de la ville de Bursa, située au nord-ouest du pays : selon le dernier recensement ottoman, au début du XXe siècle, 44 000 Arméniens habitaient à Bursa. En revanche, le premier recensement sous la République, peu de temps après sa création, montrait que seuls 4 Arméniens y résidaient ! Quant à la déportation, tous les témoignages dignes de confiance de l'époque indiquent que les hommes étaient assassinés systématiquement et beaucoup de femmes et enfants tués.

4L'État turc est devenu l'otage de ses propres contre-vérités. Contre toute logique et toute éthique, il s'est enfermé dans son négationnisme. L'imposition de ces mensonges et d'un tabou sur l'Histoire a toujours été un puissant obstacle à la démocratie et à l'État de droit. Malgré un système parlementaire pluraliste et des élections libres, c'est un autoritarisme nationaliste-laïque, incarné notamment par la bureaucratie militaire, qui a prédominé.

5Avec l'arrivée au pouvoir, en novembre 2002, de l'AKP (Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdogan, l'autoritarisme nationaliste-laïque n'a pas disparu, mais il a été marginalisé. L'AKP se réclamait alors d'une démocratie musulmane s'inspirant de la démocratie chrétienne européenne. D'importantes réformes furent introduites, confortant la démocratie, les libertés et l'État de droit, dans le contexte de la préparation des négociations d'adhésion à l'Union européenne. Celles-ci débutèrent en octobre 2005. Parmi les avancées de cette période favorable, qui a duré cinq ans, jusqu'en 2007, deux nous intéressent particulièrement : d'une part, la tutelle de l'armée sur les institutions démocratiques, source d'autoritarisme et de négationnisme, a été démantelée ; d'autre part, le gouvernement de l'AKP n'a pas entravé le travail de mémoire sur le passé du pays, notamment sur le génocide de 1915, qui a été engagé au sein de la société.

Une société qui milite pour la reconnaissance
6Le point de départ de ce processus fut une conférence internationale sur les Arméniens ottomans réunissant des spécialistes de plusieurs pays, qui a eu lieu à Istanbul en 2005. Les circonstances du génocide y furent au centre des discussions. Les nationalistes ont tenté de la faire interdire, mais le Premier ministre Erdogan a soutenu sa tenue. Dans la foulée de la conférence, la société civile, y compris la communauté arménienne de Turquie, a commencé à s'exprimer publiquement sur son passé. Deux citoyens d'origine arménienne ont joué un rôle central dans cette libération de la parole : le journaliste et intellectuel Hrant Dink, grande figure, respectée par tous les démocrates, dont l'assassinat par un réseau de l'État profond, en janvier 2007, a bouleversé la société ; et l'avocate Fethiye Cetin, qui a publié un livre sur sa grand-mère arménienne. Cet ouvrage, devenu un best-seller, a provoqué un phénomène de coming-out de milliers de familles arméniennes qui avaient caché leur origine pour survivre pendant le génocide. On doit aussi citer le journaliste Hasan Cemal, dont l'ouvrage sur le génocide a fait sensation, car il est le petit-fils de Cemal Pacha, un des trois dirigeants Jeunes-Turcs qui ont planifié et organisé le génocide. Ainsi, la société a-t-elle entrepris un travail de mémoire et de réflexion critique sur son histoire et ses épisodes les plus tragiques, notamment les nettoyages ethniques en Anatolie, dont le plus grave fut le génocide arménien, mais qui ont aussi détruit d'autres populations non musulmanes, comme les Grecs pontiques ou les Assyro-Chaldéens entre 1915 et 1922. De tels processus ont révélé à l'opinion publique le rôle de ces "ingénieries démographiques", selon un concept utilisé par les démographes, dans la fondation de la République, la définition de son idéologie nationaliste-négationniste et de la nature mensongère du récit historique officiel. Le débat public s'est émancipé, le tabou concernant le génocide s'est désintégré.

1 Taner Akçam, Un Acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Pari (...)
2 Taner Akçam et Vahakn N. Dadrian, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens, La Tour (...)
3 Michel Marian, Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée, Paris, Albin Mic (...)
4 http://ourcommondream.org/nous-faisons-un-reve-ensemble.
7Désormais, la référence au "génocide arménien" et le débat à ce sujet dans l'espace public, qui étaient considérés comme une "insulte à l'identité turque" selon l'article 301 du Code pénal, ne posent plus de problème. Depuis 2010, les acteurs de la société civile organisent des manifestations publiques dans les grandes villes, le 24 avril, date de la commémoration du génocide, pour réclamer sa reconnaissance par l'État turc. Des organisations de la diaspora arménienne y participent. La commémoration du centenaire du génocide, le 24 avril 2015, à Istanbul, fut particulièrement impressionnante, en présence de dizaines de milliers de personnes, des Turcs, des Arméniens et d'autres venues du Rwanda, d'Europe et des Amériques, de même que de nombreuses associations turques et arméniennes qui militent pour la reconnaissance du génocide par l'État turc. Dans le travail d'histoire et de mémoire que la société a entrepris depuis 2005, les historiens locaux ont joué un rôle important1. Ils sont de plus en plus nombreux à se spécialiser sur le génocide. Ce processus a attiré l'attention des intellectuels arméniens, en Arménie et dans la diaspora. Ainsi, des historiens turcs et arméniens ont commencé à collaborer2, et des intellectuels de deux côtés, à dialoguer. Pour certains intellectuels arméniens, l'échange et le dialogue avec la société turque sont devenus des priorités pour la reconnaissance du génocide, ce point de vue étant partagé par leurs homologues turcs3. Ainsi, environ 150 intellectuels des deux côtés ont créé, à Paris, une association Le Collectif du rêve commun, dont l'objectif principal est de développer le dialogue entre les deux peuples4.

Entre les dérapages du pouvoir et le soutien de la communauté internationale
8R. T. Erdogan, l'homme fort du pays et le gouvernement de l'AKP ont résolument tourné le dos à leur slogan initial de démocrates musulmans, après la troisième victoire électorale de l'AKP, en 2011. Le régime a régressé vers un autoritarisme nationaliste-musulman, reproduisant les réflexes de l'autoritarisme nationaliste-laïque du passé, y compris un discours négationniste. Erdogan a déplacé la date de la commémoration du centenaire de la victoire des Ottomans aux Dardanelles, en 1915, afin d'escamoter celle du génocide des Arméniens. Le 19 mars dernier, il a prononcé un discours digne de la logorrhée négationniste du passé. Cependant, ce pouvoir, qui dérape et fait pression sur l'appareil judiciaire et les médias, n'a pas essayé d'entraver le travail de mémoire et le débat public sur le génocide. En fait, Erdogan, qui est un populiste avéré, prend ces postures en vue des élections législatives du 7 juin 2015. Les sondages indiquant un certain effritement du vote AKP, il veut séduire l'électorat d'extrême droite. En même temps, il est conscient des effets catastrophiques du négationnisme au plan international. Le pouvoir fait de petits gestes : en 2014, Erdogan a présenté ses condoléances aux descendants des Arméniens ottomans ; en 2015, le Premier ministre Ahmet Davutoglu a déclaré que les Turcs partageaient la douleur des Arméniens. Le 24 avril 2015, un ministre du gouvernement a assisté à la Messe du centenaire, dans la grande église des arménienne d'Istanbul.

9Dans la période récente, plusieurs reconnaissances officielles du génocide de 1915, accompagnées de critiques contre le négationnisme de l'État turc, ont sérieusement inquiété Ankara : celle du Vatican, à travers une critique sévère du négationnisme turc par le pape François, de même que celle du Parlement européen. Mais la prise de position la plus retentissante et embarrassante pour Ankara fut celle du président de la République allemande. À la reconnaissance du génocide par l'Allemagne, il a ajouté une seconde reconnaissance : celle de la "coresponsabilité" de son pays, dans ce génocide. En effet, alliée de l'Empire ottoman dans la guerre de 1914-18, l'Allemagne avait envoyé des militaires en Anatolie. Ils auraient pu intervenir et protéger les Arméniens, d'autant plus que des diplomates et des missionnaires ne cessaient d'alerter Berlin sur le calvaire des Arméniens. Il faut espérer que le geste du président allemand inspirera le président turc !

10Sur la durée, le travail de mémoire et le débat public engagés dans la société civile, l'activisme de ses acteurs, de même que le discrédit international provoqué par son négationnisme, finiront par obliger l'État turc à abandonner son négationnisme inacceptable, sur les plans éthique, politique diplomatique, à reconnaître le génocide et à tendre la main à l'Arménie et à la diaspora arménienne. Cette reconnaissance doit être accompagnée de versements de réparations aux descendants des familles arméniennes d'Anatolie ; du rétablissement des relations diplomatiques entre Ankara et Erivan ; de l'ouverture de la frontière entre les deux pays ; de l'accès de l'Arménie à des ports sur les côtes turques de la mer Noire et de la Méditerranée ; d'une aide conséquente au développement de l'économie arménienne et d'une action diplomatique déterminée et impartiale, afin de mettre fin aux hostilités entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan.

11Les segments de la société civile qui sont acquis à la cause de la reconnaissance sont encore minoritaires : 10 % de la société dans son ensemble. Un autre chiffre plus encourageant concerne les jeunes : 33 % d'entre eux sont pour la reconnaissance. Les acteurs et les partisans de la reconnaissance au sein de la société deviendront, tôt ou tard, majoritaires. Ils ont déjà remporté une victoire. Pour la première fois dans ce pays, un débat public sur une question majeure se déroule sur la base de principes universalistes. Si les Turcs veulent se débarrasser de l'autoritarisme nationaliste et vivre dans une démocratie et un État de droit, ils doivent se placer sur le terrain universaliste. Quant à l'État, il doit s'inspirer de sa société, en se plaçant également sur le terrain universaliste pour sortir du piège négationniste, faire acte de justice et de paix, en reconnaissant le génocide, en versant des réparations aux descendants des familles exterminées, en demandant pardon, en tendant la main à la nation et à l'État arméniens.


Notes
1 Taner Akçam, Un Acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Paris, Denöel, 2008

2 Taner Akçam et Vahakn N. Dadrian, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens, La Tour d'Aigues, éd. de l'Aube, 2015

3 Michel Marian, Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée, Paris, Albin Michel, 2015 ; Ahmet Insel, "La société turque face aux tabous de l'histoire", in Revue des Deux Mondes, avril 2015, pp. 93-102

4 http://ourcommondream.org/nous-faisons-un-reve-ensemble.


Pour citer cet article
Référence papier
Ali Kazancigil, « La Turquie face au centenaire du génocide des Arméniens », Hommes & migrations, 1310 | 2015, 167-170.

Référence électronique
Ali Kazancigil, « La Turquie face au centenaire du génocide des Arméniens », Hommes & migrations [En ligne], 1310 | 2015, mis en ligne le 14 décembre 2015, consulté le 03 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3192 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.3192


Auteur
Ali Kazancigil
Politologue, universitaire et ancien correspondant du journal Le Monde à Ankara.

SUR CAIRNS

https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-3-page-73.htm

https://www.cairn.info/revue-hommes-et-migrations-2015-2-page-167.htm