Origine et projection de "La route de la soie"

UNESCO - Organisation des Nations Unies pour l'Education la Science et la Culture - 21/04/2023 09:20:00


Né au XIXe siècle, le terme de « route de la soie » renvoie à une réalité bien plus ancienne qui remonte aux premiers échanges entre la Chine et l'Empire romain. Au-delà de sa dimension purement marchande, cet ensemble de voies terrestres et maritimes, qui a permis la diffusion des idées, des connaissances et des religions, reste une source importante d'échanges et de coopération.

Généralement attribué au géographe allemand le baron Ferdinand von Richthofen, le terme « route de la soie » - Seidenstraße - a été employé au XIXe siècle par des historiens et des géographes allemands qui étudiaient les liens existants, il y a deux millénaires, entre la région méditerranéenne, alors dominée par l'Empire romain, et la Chine de la dynastie Han. La soie a frappé l'imagination des intellectuels parce qu'elle était (et est toujours) un produit de luxe facilement transportable - et prisé dans la Rome impériale.

L'attrait pour la soie dans l'Empire romain n'était pas partagé par tous : Sénèque, philosophe stoïcien de la Rome antique, estimait que le tissu était trop révélateur et exposait exagérément le corps féminin ; d'autres, comme Pline, pensaient que les Romains devaient éviter de dépenser leur argent dans des folies ; d'autres encore critiquaient le fait que l'achat de biens en dehors de l'empire alimentait l'économie des autres au détriment de Rome.

En réalité, les liens entre Rome et la Chine étaient ténus il y a deux mille ans. Cela n'a rien de surprenant car ces deux mondes étaient séparés par une grande distance et par de nombreux autres empires, peuples et cultures.

Pour certains chercheurs contemporains, le fait que le concept fondateur des routes de la soie ait été centré sur la relation entre deux empires parallèles et l'omission de tous les autres est problématique - tout comme le fait que cette dénomination ait été forgée par des chercheurs européens. En d'autres termes, le monde peut être décrit et vu de différentes manières à notre époque, caractérisée par la décolonisation.

Un monde vaste et interconnecté


En définitive, le terme « routes de la soie » est à bien des égards beaucoup plus souple, nuancé et utile que de nombreuses autres dénominations et étiquettes. Il est préférable de l'employer comme un terme centré sur les échanges, le dialogue et les interactions, plutôt que comme un simple terme géographique excluant.

Dans l'imaginaire populaire, les routes de la soie sont souvent synonymes de vacances exotiques dans certaines parties de la Chine, de l'Ouzbékistan, du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Kazakhstan et du Turkménistan. La réalité est qu'une zone beaucoup plus large peut être englobée sous cette dénomination générale.

Il est par exemple impossible d'écrire sur l'histoire des religions, notamment le christianisme, l'islam et le bouddhisme, en ignorant la manière dont elles se sont répandues en Asie du Sud et du Sud-Est, ainsi qu'au Moyen-Orient, dans le golfe Persique, en Afrique du Nord et bien au-delà.

De même, il est impossible de penser la diffusion des connaissances et des technologies - de la diffusion des plantes cultivées à la manière dont les techniques métallurgiques ont été introduites, adoptées, adaptées et améliorées - sans établir un lien entre les peuples nomades et le monde des steppes d'une part, et les villes et villages des territoires et des peuples qui reliaient l'Asie, l'Afrique et l'Europe d'autre part.

Il est intellectuellement étrange de considérer les routes de la soie comme un ensemble de connexions limitées aux seules voies terrestres, et de les distinguer des voies maritimes qui reliaient les régions côtières du golfe Persique, de l'océan Indien et de la mer de Chine orientale et méridionale, mais aussi des lieux situés à l'intérieur des terres.

C'est pourquoi certains chercheurs, dont je suis, estiment que les routes de la soie doivent être considérées sans limites et de la manière la plus inclusive possible. Plutôt que de considérer le « Moyen-Orient » ou l'« Asie du Sud » (pour n'en citer que quelques-unes) comme des régions distinctes les unes des autres et d'autres régions, il est nettement préférable de les voir comme reliées par une série complexe d'échanges.


Des moteurs d'échanges multiples


Bien que les textiles et objets onéreux attirent toujours l'attention des commentateurs modernes, les routes de la soie ne se limitent pas à une dimension purement commerciale. Pour certains historiens, les moteurs les plus importants des échanges étaient d'ordre économique et commercial : on voyageait pour commercer et, à ce titre, les biens et les produits rares ou inhabituels avaient une valeur élevée - la soie ou la céramique, les substances aromatiques comme l'encens, ou même les aliments et les fruits très prisés, comme les « pêches d'or de Samarcande ». De fait, on trouve des guides écrits dans de nombreuses langues, partout et à toutes les époques, qui donnent des conseils sur les endroits où acheter les aliments les plus savoureux au meilleur prix.

Pour les gouvernants des empires bâtis le long des routes de la soie, encourager la tolérance et la diversité n'était pas seulement un signe de lucidité ; c'était aussi une bonne pratique des affaires
Le commerce procurait des avantages à ceux qui étaient capables de produire ou de taxer les marchandises. De nombreux gouvernants ont compris qu'il était important de trouver le bon équilibre entre création de richesses et entrave aux affaires. Les Mongols, parmi les plus éclairés, ont construit un vaste empire qui s'étendait du Pacifique à la mer Noire et à la Méditerranée. Souvent dépeints comme de féroces conquérants, les Mongols étaient des administrateurs extrêmement doués pour gérer des territoires et des terres, quels que soient le climat ou le type de terrain. Ils ont également été en mesure d'intégrer des personnes de langues et de confessions différentes. Comme pour les califats arabes, les Moghols en Inde, les Safavides en Perse ou les Ottomans (dont l'empire s'étendait sur l'Asie, l'Afrique et l'Europe), le fait d'encourager la tolérance et la diversité n'était pas seulement un signe de lucidité ; c'était aussi une bonne pratique des affaires.

Cependant, de nombreux autres moteurs favorisaient les échanges le long des routes de la soie. L'un des plus importants était celui de la religion et de la foi. Cela s'est parfois traduit par la volonté d'introduire de nouvelles croyances par l'inspiration, par l'incitation ou par la force. Parfois, cependant, des moines, des prêtres et d'autres personnes se sont rendus dans des pays lointains pour écouter, apprendre et voir par eux-mêmes. Ce fut le cas du célèbre moine chinois Xuanzang, au VIIe siècle, qui fit un voyage épique à travers le Xinjiang, en Chine, jusqu'en Asie centrale, en passant par l'Inde et le Sri Lanka, avant de revenir chez lui.

Les voyages de Marco Polo au XIIIe et d'Ibn Battuta au XIVe siècle sont de parfaits exemples de ce que représentent les routes de la soie : des réseaux où l'on peut voyager, apprendre, s'informer et échanger
Il y eut aussi des voyageurs qui entreprirent de longues expéditions, parfois dans le cadre de missions diplomatiques, parfois simplement pour connaître les peuples vivant au loin. Les plus célèbres d'entre eux, Marco Polo et Ibn Battuta, sont de parfaits exemples de ce que représentent les routes de la soie : des réseaux où l'on peut voyager, apprendre, s'informer et échanger.

Bien sûr, comme la pandémie récente nous l'a rappelé, les voyages et les routes commerciales peuvent également avoir des conséquences indésirables. La maladie est un thème profondément ancré dans l'histoire mondiale en général et dans celle des routes de la soie en particulier. Deux des pandémies les plus meurtrières - la peste de Justinien au VIe siècle et la peste noire huit cents ans plus tard - se sont propagées le long de réseaux qui avaient rapproché les populations. Dans les deux cas, le bilan des morts a été catastrophique, se chiffrant probablement en millions. Les progrès récents réalisés pour évaluer la séquence génomique des deux épidémies ont permis de mieux comprendre comment, où et pourquoi la maladie s'est installée, les facteurs climatiques ayant probablement joué un rôle important.

Un point chaud géopolitique


La notion de routes de la soie a pris une résonance nouvelle et différente à l'ère moderne lorsqu'elle est devenue synonyme de rivalité entre de nouvelles puissances impériales, surtout en Asie centrale. Si certains chercheurs pensent que les rivalités qui ont opposé la Russie et la Grande-Bretagne au XIXe siècle au coeur de l'Asie peuvent être facilement exagérées, elles se sont néanmoins révélées déterminantes pour les penseurs de l'époque. Il y a environ un siècle, le géopoliticien britannique Halford Mackinder a proposé ce que l'on a appelé plus tard la « théorie du heartland », une idée selon laquelle celui qui contrôlait le centre de la masse continentale eurasienne serait politiquement, économiquement et militairement dominant.

Cette idée a ses limites, mais elle s'est révélée déterminante dans l'ère qui a suivi la fin de la guerre froide, lorsque les routes de la soie ont à nouveau captivé l'imagination du public et des décideurs politiques du monde entier. L'une des raisons en est qu'environ deux tiers de la population mondiale vivent à l'est d'Istanbul, dans une région qui produit également la plus grande partie du pétrole et du gaz mondial, ainsi qu'une proportion importante de blé et de riz. Ce qui se passe dans cette vaste zone revêt donc une importance géopolitique majeure - notamment en raison des ambitions croissantes de nombreux États de cette région.

Cet infléchissement des perspectives et des possibilités a constitué un élément central de l'annonce par la Chine de la Belt and Road Initiative - les Nouvelles routes de la soie -, à Astana, en septembre 2013. Cette initiative a été présentée par le président Xi Jinping comme un moyen d'encourager les échanges et les interactions à travers l'Asie et au-delà, ce qui s'est traduit par des investissements massifs dans un large éventail de projets allant d'une centrale électrique à Bishkek (Kirghizstan) à des ports au Pakistan, au Sri Lanka et en Grèce, en passant par les chemins de fer en Éthiopie. La Belt and Road Initiative, comme les routes de la soie elles-mêmes, a évolué au fil du temps, tout comme les représentations qui lui sont attachées.

Les routes de la soie peuvent aider à comprendre la dynamique actuellement à l'oeuvre dans une perspective historique plus large. Un historien rappellera toujours tout ce que l'on peut tirer de l'étude du passé et de sa richesse, en observant comment les cultures et les civilisations passées ont prospéré (ou échoué). Un historien peut également faire remarquer que ces réseaux, qui jouent un rôle central dans l'histoire mondiale, constituent une source importante de coopération et de collaboration, tant pour le présent que pour l'avenir.

Et c'est bien sûr la raison pour laquelle le projet des Routes de la soie de l'UNESCO est si important : en préservant, promouvant et encourageant les idées de dialogue et d'échanges, et en rappelant à quel point elles ont été essentielles par le passé, ce projet contribue à encourager l'étude, le débat et la collaboration entre les peuples à une époque où cela n'a jamais été aussi important et alors que ces idées deviennent de plus en plus rares.

Peter Frankopan
Professeur d'histoire mondiale à l'Université d'Oxford, Peter Frankopan est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Les Routes de la soie : l'histoire du coeur du monde (2015). Il est professeur spécialiste des études sur les routes de la soie au King's College de Cambridge (Royaume-Uni).