Entretien avec la Dre Dorothy Achu cheffe de l'équipe Maladies tropicales et à transmission vectorielle au Bureau de l'OMS pour l'Afrique

OMS - Organisation Mondiale de la Santé - 25/04/2023 17:10:00

Dans le cadre du lancement d'une stratégie de lutte contre la résistance aux antipaludiques pour l'Afrique, nous nous sommes entretenus avec la Dre Dorothy Achu, nouvelle cheffe de l'équipe Maladies tropicales et à transmission vectorielle au Bureau régional de l'OMS pour l'Afrique. Auparavant, la Dre Achu était Secrétaire permanente du Programme national de lutte contre le paludisme au Ministère de la santé publique du Cameroun. Cet entretien a été modifié pour plus de concision et de clarté.

Premièrement, pouvez-vous nous donner une idée de l'ampleur du problème ? Pourquoi est-il important de traiter la résistance aux antipaludiques en Afrique maintenant ?

Tout d'abord, c'est en Afrique subsaharienne que la charge du paludisme est la plus lourde. En effet, c'est là que surviennent environ 95 % des cas et des décès. Et c'est énorme. Le problème du paludisme en Afrique est donc très important. Fait aggravant, l'Afrique a été confrontée très récemment à une résistance à une série de médicaments, y compris aux antipaludiques.

L'éventail des médicaments à notre disposition pour traiter le paludisme est assez étroit. À l'heure actuelle, nous disposons uniquement de polythérapies à base d'artémisinine (ACT) pour le paludisme non compliqué. Ainsi, toute menace pesant sur ces médicaments sera vraiment catastrophique pour l'épidémiologie du paludisme sur le continent et pourrait entraîner de très nombreux cas et décès, ce que nous voulons évidemment éviter.

Le nombre de cas de paludisme a déjà augmenté depuis 2015-2016 dans de nombreux pays africains. Ainsi, la pharmacorésistance que nous observons est une menace supplémentaire à laquelle nous devons faire face, même si nous essayons d'aller dans une direction plus positive et de recommencer à progresser comme avant 2015.

La résistance aux antipaludiques était également un problème en Afrique dans les années 1970 et 1980. En quoi la situation est-elle différente aujourd'hui et que pouvons-nous apprendre du passé ?

Aujourd'hui, la pharmacorésistance est un peu différente parce que nous utilisons de meilleurs médicaments - nous utilisons des polythérapies qui sont plus coûteuses et plus efficaces. Dans les années 70 et 80, nous utilisions principalement des monothérapies - c'est-à-dire un médicament à la fois, par exemple la chloroquine. La résistance à la chloroquine s'est répandue dans toute l'Afrique. De nombreux pays sont passés à la sulfadoxine-pyriméthamine (SP) et, comme la situation ne cesse d'évoluer, une résistance à la SP est rapidement apparue.

Auparavant, il fallait un certain temps - environ deux décennies - pour observer cliniquement une résistance. Ce qui a vraiment nourri et accéléré cette résistance, c'est le diagnostic et le traitement présomptifs des cas, c'est-à-dire que les cas étaient diagnostiqués et traités uniquement sur la base des symptômes cliniques, sans véritables examens paracliniques. Ainsi, de nombreux patients qui n'avaient peut-être pas besoin de ces médicaments en prenaient. Deuxièmement, la plupart de ces médicaments étaient également utilisés à des fins préventives. Les femmes enceintes et même les enfants recevaient chaque semaine des doses de chloroquine. Cela a entraîné beaucoup de pression sur les parasites du paludisme, qui sont finalement devenus résistants à ces médicaments.

Aujourd'hui, nous disposons de meilleurs outils thérapeutiques - les ACT, qui associent deux médicaments efficaces - mais il y a toujours un risque de pharmacorésistance. Il est très important de savoir que, lorsque la résistance diminue l'efficacité de l'un des deux éléments de l'association, le deuxième élément est également affecté. Ce deuxième médicament sera exposé, et donc le parasite est plus susceptible d'y devenir résistant aussi. Ainsi, une association de médicaments aujourd'hui efficace pour traiter le paludisme pourrait rapidement devenir inefficace si on laisse la résistance se développer.

Quels enseignements pouvons-nous donc en tirer ? Premièrement, les polythérapies dont nous disposons aujourd'hui - en particulier les ACT - devraient être utilisées de manière très rationnelle. Nous devons préserver leur efficacité en les réservant aux cas où elles sont vraiment nécessaires. Heureusement, nous disposons aujourd'hui d'outils de diagnostic et de tests efficaces, introduits au cours des deux dernières décennies, qui permettent de repérer rapidement les patients qui sont réellement atteints de paludisme et qui ont besoin d'ACT. Deuxièmement, nous essayons d'éviter d'utiliser des ACT de première intention à des fins préventives. Le fait de donner des ACT à un grand nombre de personnes qui n'en ont pas nécessairement besoin fait augmenter la probabilité d'apparition d'une résistance.

Et troisièmement, nous devons continuer à trouver encore de meilleurs moyens de surveiller la propagation de la résistance. Comme je l'ai dit, la parmacorésistance est un processus évolutif - elle ne disparaîtra jamais et nous devrons y faire face encore et encore. Nous devons donc renforcer la surveillance de l'efficacité des médicaments et utiliser de nouveaux outils pour y parvenir plus astucieusement, comme le génotypage et les méthodes moléculaires, dans l'ensemble de nos systèmes de santé.

L'Asie du Sud-Est connaît également une résistance croissante aux deux éléments des ACT - l'artémisinine et divers médicaments associés. Qu'est-ce que l'expérience acquise en Asie du Sud-Est peut nous apprendre sur la résistance dans le contexte africain ?

En Asie du Sud-Est, les parasites qui transmettent le paludisme ne sont pas les mêmes qu'en Afrique. En Asie du Sud-Est, nous avons remarqué que la prévalence du parasite Plasmodium falciparum a rapidement diminué malgré la résistance qui a été décrite. Cela montre que, si les médicaments sont utilisés correctement - en alternance - et si les médicaments qui montrent une résistance sur la base d'études d'efficacité sont remplacés par des médicaments plus efficaces, il est toujours possible de faire baisser la prévalence du parasite. Plus vite vous pourrez réduire cette prévalence, meilleure sera la situation, car vous aurez moins de cas à traiter et moins de pression sur les parasites favorisant le développement de la résistance.

En Afrique, nous pouvons suivre la même stratégie dans les endroits où la prévalence est en baisse. Mais dans certains pays très fortement touchés, la diminution de la prévalence est très lente, en raison de la variabilité des parasites. Dans ces régions, il faudra absolument anticiper le problème en diversifiant l'utilisation des ACT - et ne pas utiliser un seul type d'ACT pour de grandes populations - afin de ne pas créer de conditions propices au développement de la résistance. Nous avons constaté dans certaines régions que plusieurs traitements de première intention peuvent contribuer à réduire la pression sur les parasites qui entraîne des mutations et l'apparition d'une résistance. Cela peut également aider à réduire la prévalence, en particulier à long terme.

Il reste également beaucoup à faire en Afrique pour garantir la disponibilité de médicaments de qualité garantie. Pour le moment, nous disposons très rarement de nos propres sites de fabrication de médicaments, et lorsque nous n'avons pas un approvisionnement local en médicaments de qualité garantie, les approvisionnements peuvent devenir très irréguliers et la population risque de prendre des traitements de qualité inférieure, ce qui peut déclencher une résistance parce que ces médicaments ne permettent pas d'éliminer complètement les parasites. Au contraire, ils laissent circuler certains parasites, qui peuvent facilement muter. Notre objectif doit donc être d'améliorer la disponibilité de médicaments de qualité, de lutter contre les ventes illicites de médicaments de qualité inférieure et d'améliorer la communication pour faire connaître les dangers des pratiques qui accélèrent l'apparition de résistances.

Que devrions-nous faire d'autre pour ralentir ou enrayer la résistance aux médicaments antipaludiques en Afrique ?

Comme je l'ai déjà dit, il faut absolument renforcer la surveillance. Comme il nous manque beaucoup de données, nous ne connaissons même pas exactement la gravité du problème. Si le Rwanda et l'Ouganda enregistrent des taux élevés de résistance, c'est parce qu'ils disposent déjà de bons systèmes de surveillance. Au Cameroun, par exemple, où j'ai travaillé presque toute ma vie, certaines équipes de recherche ont déjà commencé à constater un raccourcissement du délai d'élimination des parasites grâce aux ACT dans certains endroits. Ainsi, même en Afrique centrale, nous savons que si nous intensifions la surveillance, nous détecterons davantage de signes de l'avancée de la résistance.

Donc, comment résoudre ce problème ? En renforçant la surveillance et nous assurant qu'une fois qu'une résistance est apparue, nous changeons rapidement de médicament. Nous devons également réfléchir aux nouveaux médicaments et aux nouvelles options envisageables. Il ne faut pas attendre qu'une résistance totale apparaisse pour commencer à remplacer les médicaments. Nous attendons donc avec intérêt de collaborer avec nos partenaires de la recherche-développement pour trouver de nouveaux médicaments et étudier de nouvelles façons d'associer d'anciens médicaments pour les rendre plus efficaces.

Je voudrais également souligner que nous avons besoin d'une réglementation solide. Si nous choisissons des directives et des protocoles thérapeutiques qui conviennent mieux à certaines communautés, en fonction du profil d'efficacité des médicaments, nous devrions les appliquer. Parfois, de bonnes règles sont établies mais ne sont jamais mises en oeuvre. Nous avons besoin d'une réglementation qui garantisse des produits de qualité, des soins de qualité et des établissements de santé ; qui permette d'appliquer les directives ; et qui aide chacun à connaître les dangers de l'utilisation de médicaments de qualité inférieure, notamment la résistance.

Doit-on craindre que les ACT cessent d'être efficaces ?

Il y a vraiment de quoi s'inquiéter, car nous savons que les ACT sont les seuls médicaments dont nous disposons pour lutter contre le paludisme non compliqué. Donc, si nous n'avons pas d'autre possibilité, qu'arrivera-t-il à nos enfants lorsqu'ils seront malades ? Nous devrons leur donner des médicaments qui ne sont pas efficaces, et ils seront malades pendant plus longtemps. Il y aura beaucoup plus de cas de paludisme sévère et donc plus de décès.

La résistance à la chloroquine a provoqué des centaines de milliers de décès supplémentaires parce que des enfants ont contracté le paludisme, n'ont pas pu obtenir de traitement à temps, leur état s'est aggravé et beaucoup d'entre eux sont morts. Si cette situation se reproduit, nous pourrions assister à une augmentation de la mortalité et à un allongement de la durée d'hospitalisation des enfants. Cela devrait inquiéter les communautés.

Même si un nouveau traitement efficace est mis au point, il sera peut-être coûteux, de sorte que de nombreux enfants et familles vulnérables n'auront pas les moyens d'en bénéficier. Tout cela devrait nous amener à réfléchir à la façon de retarder autant que possible l'apparition d'une résistance. Nous devrions également nous efforcer de mettre sur le marché de nouvelles options de traitement abordables avant que la résistance aux ACT ne devienne totale.

Souhaitez-vous ajouter autre chose ?

Je tiens à répéter que cette situation ne cessera d'évoluer. Les parasites évolueront et muteront, et la résistance restera un problème car beaucoup de gens prennent des traitements. Nous devons donc constamment réfléchir à la façon de garder une longueur d'avance et nous devons aider les communautés à faire preuve de discipline dans l'utilisation de traitements efficaces. Car ce n'est qu'en assurant cette discipline, et en élaborant de bonnes politiques à temps, que nous allons prévenir les pires conséquences de la résistance aux antipaludiques.