Interview de Dominique Bucchini sur la violence en Corse

Assemblée de Corse - 05/07/2013 15:20:00



Q : Comment expliquer le paradoxe d'une Corse présentée comme une terre de violence et dont les habitants se sentent plus en sécurité qu'ailleurs ?

-D'abord le sentiment d'insécurité est une notion subjective : on peut se sentir parfaitement en sécurité lorsque l'on n'a pas soi-même d'activité illicite ou criminelle. C'est vrai qu'en Corse, les rues des villes sont plutôt sures et que les agressions sont exceptionnelles pour ne pas dire nulles : il n'y a pas de peur spécifique liée à une potentielle délinquance, même si le sentiment d'insécurité peut parfois se manifester dans nos villes, sentiment que nous ne devons pas sous-estimer.

C'est le cas également de beaucoup de petites villes de province où la proximité des gens implique une certaine solidarité entre eux, donnant ainsi le sentiment qu'on est mieux « protégé » ici qu'ailleurs .
La Corse dans son fonctionnement d'ensemble est une terre où la violence est circonscrite à une sphère d'intérêts bien délimités dans le champ social : ceux qui détiennent ou convoitent ces intérêts impressionnent par leur détermination dans les actes criminels et cela contribue à donner cette image de terre de violence.

Q : Dans son dernier discours à l'occasion des 70 ans de la fondation du CNR le Préfet de Corse a déclaré avant d'en appeler sur ce sujet aussi à l'esprit de la Résistance, que la lutte contre la criminalité revenait à l'Etat d'abord, aux responsables politiques de l'île ensuite, et à tous les insulaires enfin: "Ce combat est enfin celui de toute la population". Notre sondage sur l'insécurité donne précisément l'ordre inverse. Comment l'interpréter ?

-Je suis surpris par votre sondage : je crois que la lutte contre la criminalité revient d'abord et avant tout à l'Etat. C'est une prérogative qui lui incombe, parce que lui seul a la légitimité, les moyens techniques, juridiques, administratifs et financiers de lutter contre le grand banditisme et la délinquance financière.

Lutter contre la criminalité exige aussi une volonté politique de mettre en oeuvre des moyens utiles et conséquents sur de nombreuses années et avec constance et détermination. M. le Préfet a fait un remarquable discours lors de la cérémonie du 70ème anniversaire du CNR et je partage son analyse.

Mais cette lutte est aussi l'affaire des responsables politiques qui se doivent de ne pas faiblir face aux pressions dont ils sont l'objet et résister autant que possible aux appétits criminels qui peuvent contrecarrer leurs choix d'élus. Mais il faut aussi les aider et de ce point de vue, dans le domaine du foncier par exemple, le PADDUC, en posant des règles claires et partagées par le plus grand nombre, doit faciliter leur tâche.

Q : La médiatisation continue de la violence et l'utilisation abusive du mot violence en Corse comme ailleurs pour qualifier toutes sortes de délits ne donnent elles pas le sentiment que la société est devenue plus violente ? N'entrainent elles pas sa banalisation ?

-La médiatisation se focalise à un moment donné et parfois de façon exagérée sur les anomalies et les dysfonctionnements d'une société. Mais je vous rappelle tout de même que la Corse est la région la plus criminogène d'Europe et ce fait statistique est incontestable. C'est cela qui retient l'attention des médias comme celle de l'opinion publique. Ce n'est pas non plus anormal que soit ressenti comme violence ce qui ressort du simple délit. Parce qu'il y a des liens entre incivilités, petits délits et criminalité, qui créent une atmosphère délétère qu'on définit comme violente.

Que les médias après cela, exagèrent la réalité telle qu'elle est perçue par nos concitoyens est possible. C'est tout simplement un effet loupe qui est bien connu.

Il faut bien s'entendre sur les mots, la violence dont nous parlons est la violence criminelle. Il faut bien reconnaitre qu'elle est chez nous trop présente et d'un certain côté spectaculaire et c'est ce côté spectaculaire et répétitif qui en accentue l'impression de banalisation. Mais il est vrai qu'en dehors de cette violence criminelle, la société corse est d'un certain point de vue moins violente, mais nous ne pouvons pas nous en satisfaire. Il faut voir la violence dans sa globalité, et nous sommes malheureusement et jusqu'à un changement collectif de nos modes de pensée, une société qui subit la violence. Je rappelle tout de même qu'on tue des femmes, des élus et qu'on ose tirer sur des enfants.

Q : Les conditions économique et sociale de production de la violence en Corse, la spéculation sur le foncier, la captation de marchés publics, la perte de toutes autres valeurs au bénéfice de l'argent roi peuvent elles tout expliquer ?

Elles l'expliquent en grande partie. Dans une société précarisée comme la nôtre, les difficultés économiques aboutissent à la pratique du système D.

Lorsque l'argent-roi est instituée en valeur absolue, vous ne pouvez pas vous étonner des comportements criminels de ceux qui veulent gagner du fric facilement.

Votre question revient aussi à poser la question d'une violence culturelle du peuple corse. Ce sujet sensible a alimenté les polémiques récentes sur la Corse. Je crois surtout à l'éducation pour parvenir à changer les comportements et les mentalités. Mais cela se fait sur plusieurs générations. C'est le travail que nous accomplissons avec la commission violence lorsque nous nous rendons dans les collèges et lycées pour évoquer ces questions.

De plus, votre sondage illustre bien les idées que je défends depuis longtemps maintenant, à savoir que c'est la perte des repères pour la jeunesse, ajoutée aux problèmes économiques et sociaux qui est à l'origine même de la violence.

Q : Les principes d'Etat de droit, de citoyenneté et de droits de l'homme fondées sur un corpus de lois civiles et politiques acceptées et partagées au sein de la République a-t-elle le même sens en Corse aux vues de sa propre histoire, de son organisation sociale et de sa géographie insulaire?

Pourquoi ces principes démocratiques n'auraient pas ici le même sens ? Nous ne sommes pas un village résistant aux droits universels. L'Histoire évolue et notre passé peut nous servir pour comprendre ce qu'il nous reste à faire pour changer nos attitudes vis-à-vis de la violence. Devenir toujours plus citoyen doit être notre ligne de conduite. Mais cela relève aussi de l'éducation encore et toujours. Je crois résolument que l'effort doit porter sur elle et c'est pourquoi la commission violence que j'ai créée s'emploie à rencontrer les jeunes des établissements scolaires afin de « mettre des mots sur les maux ». Sans ce travail d'imprégnation pédagogique, il sera difficile d'inverser le cours des choses. Il faut encourager les adultes à exercer leur pouvoir d'éducation dans le domaine de la morale civique et des principes de citoyenneté.

Q : En Corse la violence privée à souvent été au cours de l'histoire une conséquence d'une mauvaise administration de la justice et de la police. Certaines formes de violence politique également. L'Etat régulateur en ne remplissant pas correctement ses missions régaliennes outre la défiance à son égard ne devient il pas lui-même de ce fait producteur de violence ?

De grâce, n'inversons pas les rôles. Je serais d'accord pour dire que l'Etat, dans le passé, par son absence parfois ou son inefficacité a laissé se créer des situations de violence inexorables. Par calcul politicien aussi (voir Tralonca), il a pu donner le sentiment qu'il était impuissant. Plus que producteur de violence, l'Etat a manqué de constance et d'une ligne de conduite claire dans sa politique en Corse, en donnant l'impression qu'il était vite dépassé par les évènements. Ce n'était pas le cas hier, mais la violence est à présent, le fait de bandes mafieuses et l'Etat peut répondre plus ou moins bien aux dérives qu'elles engendrent.

Q : Il n'existe aucune société sans violence, pour certains elle est même le moteur de l'histoire et de l'évolution des sociétés, c'est la violence qui engendre les institutions. La violence actuelle en Corse n'est elle pas le signe d'une profonde mutation et d'une déstructuration de la société insulaire ? Quelles alternatives régulatrices peut-elle alors engendrer ?

Que la violence ait été utile ou constructive dans l'Histoire de nos sociétés est une évidence, mais il s'agit toujours dans ces cas-là d'une violence collective, considérée comme légitime et admissible, comme celle pratiquée par la Résistance, et non pas d'une violence au service d'intérêts privés. Cela marque une grande différence. La violence qui touche la Corse aujourd'hui n'est ni saine, ni fondatrice de quoi que ce soit, tout simplement parce qu'elle n'est pas désintéressée. La violence actuelle est tout simplement une tentative de soumettre l'ordre social aux différentes emprises mafieuses. Elle est de nature et de signification différentes de celles qu'elle a pu revêtir dans le passé...Ce qui est insoutenable, c'est la volonté de soumettre l'ensemble de la société corse aux injonctions des voyous et des spéculateurs qui veulent transformer en objet de consommation ce que la Corse a de plus beau, aboutissant ainsi à une dépossession progressive de la maitrise par les corses de leur propre développement économique. Il y a risque de déstructuration de la société et d'une mutation à travers l'idée du tout tourisme. C'est pour cette raison que je crois que la violence aujourd'hui est plus conjoncturelle que structurelle et je ne crois pas que la société insulaire ait à souffrir d'une « déstructuration » dans la mesure où nous pouvons empêcher ces manoeuvres. Les femmes ont joué il faut le dire un rôle non négligeable pour éviter ce danger à travers le manifeste contre la violence.

Q : Il n'existe aucune société sans activités « souterraines », délictueuses, illégales ou criminelles. Elles tendent même à prendre de plus en plus d'importance et une dimension transnationale avec la mondialisation des échanges, la généralisation des mêmes modes de vie et la financiarisation de l'économie.  Pourquoi la Corse pourrait elle être préservée plus que d'autres régions ou pays de ces évolutions?

Il est vrai que depuis une vingtaine d'années, il y a une institutionnalisation de l'économie souterraine et une banalisation des activités illégales. Cela ne touche pas seulement la Corse, mais aussi la France et le reste du monde. Bien entendu il convient de combattre cette situation avec des moyens juridiques et financiers adéquats. Sous la pression de la mondialisation des échanges, la Corse est à un carrefour avec le risque de criminalisation de son économie. C'est pourquoi, il faut s'en prendre à la racine du mal : le fric à tout prix, même le pire. C'est ce que nous nous efforçons de dire au gouvernement afin qu'il mette de vrais moyens en action et surtout que la volonté opiniâtre de lutter contre le crime organisé soit une règle constante de sa politique menée en Corse.

Q : Ce qui est communément appelé le « milieu » ou le « crime organisé » a toujours fonctionné sur ses propres principes d'autorégulation et d' « ordre » dans le cadre de certaines limites plus ou moins « tolérées ». L'intensification de la violence criminelle en Corse n'est elle pas due à la profonde transformation de la délinquance et du milieu lui même ? Ne doit-on pas parler au contraire aujourd'hui d'atomisation du milieu et de « crime inorganisé » et donc plus difficile à « contenir » ?

L'intensification de la violence criminelle en Corse vient du fait que l'on n'a pas voulu, pu ou su mettre les moyens adéquats pour lutter contre un phénomène qui a pour nom le blanchiment. La formation des magistrats, des policiers et des gendarmes aux compréhensions des réseaux des mécanismes financiers et aux techniques de lutte contre le blanchiment laissait à désirer. Cela change.

Mais la transformation de la délinquance et l'atomisation du milieu sont des choses qui doivent faire l'objet d'études des criminologues avant tout, mais qu'elle que soit cette évolution ou cette modification sociologique du milieu, (et je ne suis pas un spécialiste), il faut avant tout s'en prendre, je le redis, à la racine du mal qui est l'argent sale. Je conçois bien que ça ne soit pas simple, mais si l'on renonce à mettre des moyens dans cette lutte financière autant que criminelle, on pourra dire ce que l'on veut, faire les déclarations les plus médiatiques possibles en donnant de vains coups de menton, les criminels pourront toujours se balader en ville au vu et au su de toute la population, la prenant ainsi en otage.