"Le monde de Fred Deux" la plus grande rétrospective qui lui ait jamais été consacrée

Musée des Beaux Arts de Lyon - 17/11/2017 10:55:00

Le musée des Beaux-Arts rend hommage à Fred DEUX (1924-2015) en lui dédiant la plus grande rétrospective qui lui ait jamais été consacrée.

Suite à deux donations récentes, une exposition rétrospective consacrée à l'oeuvre de Fred Deux est présentée dans les collections modernes.

Issu d'une famille ouvrière modeste, Fred Deux a abordé le dessin en autodidacte, notamment suite à la découverte bouleversante de l'oeuvre de Paul Klee en 1948.

La plupart de ses dessins commence par une tache, à l'encre de Chine ou en couleurs, qu'il travaille ensuite avec diverses techniques. Son travail s'organise par cycles et par séries, selon un temps en spirale, avec des progressions et des reprises de motifs plus anciens.

À ses talents de dessinateur, Fred Deux ajoute ceux d'écrivain et de conteur, documentant et construisant le récit de sa vie.

Fred Deux, dessinateur, poète oral, écrivain, auteur d'un livre culte, La Gana, est un artiste singulier,
irréductible aux modes et aux courants.

Cet autodidacte, né dans la cave d'une maison bourgeoise à Boulogne-Billancourt, au sein d'une famille ouvrière, n'a eu de cesse, comme il le disait, de passer. Passer à travers le mur de la cave pour accéder à la vie qui appelle et qui brûle. Passer les frontières entre les arts, en allant du dessin au mot écrit, de la page au magnétophone face auquel il se racontait dans une sorte de rêverie sans fin, d'explorer toujours plus avant l'inconnu en lui. Passer et faire passer : s'effacer peu à peu dans le dessin, afin que cela soit la vie-même qui passe et se donne.

L'exposition, qui réunira environ 230 dessins, restitue ce monde polyphonique, en suivant un fil chronologique, celui de ces cycles entre lesquels l'artiste éprouvait le besoin de « se casser la main ».
Elle montre la cohérence profonde d'une oeuvre qui, dès le départ, pose telles deux matrices les outils qui la façonneront : la ligne et la tache. Des dessins dits de la Kleepathologie, faits à la fin des années 1940 à l'oeuvre ultime, en passant par les jalons majeurs de ce travail - Otages, Spermes noirs et Spermes colorés, Autoportraits, dessins monumentaux des années 1980, livres uniques où la ligne se fait en même temps trait et mot - c'est le monde de Fred Deux qui se donne à voir et à traverser. Des objets, façonnés par l'artiste ou issus des arts premiers, telles des présences nécessaires, viennent faire écho à l'oeuvre graphique et l'inscrire dans le chemin d'une vie.
Cette rétrospective est présentée dans les collections d'art moderne suite à des donations importantes venues enrichir les collections d'art graphique du musée.


À L'ORIGINE
Pierre Wat, extrait de Le monde de Fred Deux, Lienart éditions, Paris, 2017

À l'origine il y a la cave, celle où naît Alfred Deux, le 1er juillet 1924, au sous-sol d'un immeuble bourgeois, à Boulogne-Billancourt. Il vit là avec ses parents et sa grand-mère, au-dessus d'une plaque
d'égout d'où, parfois, surgissent l'eau et les rats, lorsque la Seine est en crue. « On se croyait dans une tombe1. » Parmi ses premiers souvenirs, il y a celui d'une dispute violente entre ses parents : « Je suis allé chercher l'oncle. Et à l'oncle j'ai dit : "Viens, ils se tuent." Ça voulait dire : "Ils s'engueulent." Mais mon père était dans un tel état d'exacerbation, de crise... Mon oncle est descendu. Il est entré dans la cave, et en entrant il n'a pas demandé : "Qu'est-ce qu'il y a ? " Pas du tout, il est allé au petit buffet, il a sorti des verres et le vin rouge. Il a servi une tournée de vin rouge et ça s'est calmé immédiatement. Voilà le souvenir que j'ai de cette cave. Ensuite, ma mère a toujours essayé de me cacher ce genre de scènes. L'objectif primordial de ma mère a été - pas mon père, mon père n'avait pas d'objectif - "Il faut masquer la réalité, la vie n'est pas ça pour lui." Mon père, ça aura été : "La vie c'est rien, on la passe comme on peut parce que c'est pas facile de passer." [...] L'enfant en question était : "On doit sortir." En fait il aurait pu arriver à formuler : "On doit passer." J'étais aidé par l'oncle qui apparemment
passait partout, dans le feu [...] dans l'eau, dans tout2. »
La vie est un théâtre qui joue à huis clos. Les rôles sont distribués, le spectacle reprend chaque jour, toujours pareil, toujours terrible - et merveilleux, aussi, comme le sont certains rêves entre peur et plaisir. L'enfant est le seul spectateur, qui ignore si c'est cela la vie, où le règne des morts. Tout commence dans une tombe, où tout semble devoir finir, sans échappatoire possible.
À vingt-sept ans, l'oncle se suicide - une balle dans la tête. Le réel surgit par effraction. C'est la première brèche, en forme de plaie. Dès lors, « passer » devient une nécessité absolue. Passer ou se tuer : ou se laisser emmurer. L'enfant dit : « Il y a un mur partout. » Mur de la cave. Mais mur aussi en dehors de la cave. Celui de l'usine où travaille le père et qui rattrape l'enfant dès l'âge de douze ans. À quinze ans, il est apprenti, à Bezons. À dix-huit ans, il devient électricien d'entretien de nuit chez Farman, à Suresnes. C'est là, dans ce lieu d'aliénation, entre ces murs que nombre d'ouvriers ne quittent que pour mourir, qu'il accomplit son premier geste de refus. Fred Deux n'est pas encore artiste - sans doute ignore-t-il même ce qu'être artiste veut dire - mais il agit déjà comme il le fera plus tard le crayon à la main : la liberté est un combat solitaire et dangereux, elle ne s'offre pas mais se conquiert, dans un perpétuel travail de désaliénation, sinon le caveau mortuaire se referme sur vous. C'est le début, mais ça sera le combat d'une vie, l'urgence jusqu'à la fin. En 1943, il entre donc dans le groupe FTP de l'usine. En 1944, après la libération de Paris, il s'engage dans les goums marocains, contre la fatalité familiale du retour à l'usine. Avec eux, il fera les campagnes des Vosges, d'Alsace et d'Allemagne, et découvrira les premiers déportés, à la libération des camps. Comme s'il fallait aller jusqu'au bout de l'horreur pour passer le mur. Comme si seule l'horreur absolue pouvait libérer ses yeux du voile que sa mère y avait soigneusement collé.
« Quand j'étais enfant, je disais : "Il y a un mur partout." Je retrouvais le mur, et j'avais vingt-et-un ans. Je me suis fixé vingt-sept ans. C'était l'âge du suicide de l'oncle. Si ça ne s'arrange pas, je me tue !3 »

Voilà, ça commence de cette façon. C'est le début de l'histoire, c'est le premier récit, le mythe originel, auquel Fred Deux ne cessera, jusqu'à la fin de sa longue vie, de revenir. En 2010, encore, un grand dessin, rouge comme une blessure, mais paisible cependant, s'appelle Souvenir de l'oncle. Il côtoie deux autres grands dessins rouges, avec lesquels il forme un triptyque : Une fin douce, et Quand la lune boit de l'eau. La vie est un cycle, la fin vient s'abreuver dans l'eau du début, l'horreur affrontée ouvre à la douceur. Fred Deux était un créateur de mythes, l'insatiable inventeur du monde qu'il portait en lui. Pour ce faire, pour donner forme à ce feu qui le traversait, il lui fallait dessiner, écrire, et puis parler, inlassablement, en commençant par l'origine, cette cave obscure dont il avait su, près de soixante-dix années durant, faire une matrice féconde.

1. Jean Douassot, La Gana, Paris, Julliard, coll. « Les lettres nouvelles », 1958, p. 14.
2. Fred Deux, Pierre Wat, Miroir des questions [entretien], Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1990, p. 3.
3. Ibid., p. 6.

Légende : Fred Deux, Quand la lune boit de l'eau, mine de plomb et encres, 102 × 66 cm, Galerie Alain Margaron © ADAGP, Paris 2017

Musée des Beaux-Arts de Lyon
20 place des Terreaux
69001 Lyon