Nouvelles fabriques des « films kurdes »

IFPO - Institut français du Proche-Orient - 01/10/2020 11:25:00

« Notre examen de première année en théorie du cinéma consiste à écrire un essai sur les critères de définition du cinéma kurde », disait un étudiant de deuxième année en cinéma de l'université des beaux-arts de Souleimaniyé. Il s'amusait de comprendre que le sujet de cette épreuve puisse être celui d'une thèse française.

Établir le recensement des « films kurdes » est difficile. En effet, comme la nationalité officielle d'un film est celle de sa société (ou ses sociétés) de production, les films kurdes sont intégrés de fait dans les cinémas nationaux turc, irakien, iranien et syrien. S'y ajoutent aussi, marginalement, des films de la diaspora française, allemande ou italienne. Comme il n'existe ni documentations et statistiques spécifiques, ni réseaux de production et de distributions spécialisés, ni lieux physiques, publics ou privés, qui conserveraient ces oeuvres, élaborer un corpus de « films kurdes » nécessite, entre autres, de repérer dans les régions kurdes des lieux qui diffusent ces films, soit ponctuellement, dans le cadre d'un festival de cinéma, soit à plus long terme, au sein d'un centre culturel, d'une association ou d'un département de cinéma à l'université.

Mon terrain de recherche multi-situé du mois de juin 2019 s'est élaboré simultanément avec mon corpus, sans cesse agrandi, rétréci, réajusté. Trois lieux représentatifs seront observés ici : le département de cinéma de l'université des beaux-arts de Souleimaniyé (gouvernement régional du Kurdistan d'Irak), la Commune du film du Rojava à Qamishlo (administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie) et la Société iranienne de cinéma pour la jeunesse de Sanandaj (Iran). L'idée est de mettre en rapport trois espaces concrets, autant de fabriques de « films kurdes » où se trouvent des ambitions artistiques, des essais esthétiques, des influences sociopolitiques locales, nationales, voire transnationales, dans l'espoir que leur étude permette de faire état d'une production filmique au présent.

« Est-ce que tu connais Béla Tarr ? »
Le département de cinéma de l'université des beaux-arts de Souleimaniyé a ouvert ses portes en 2016. Depuis, quatre promotions d'étudiants se sont succédé. Sur invitation d'un de leurs enseignants, quelques étudiants de la deuxième promotion se sont exprimé lors d'un entretien semi-directif dit de focus group. Nos échanges ont mis en lumière une maîtrise quasi immédiate de leur part des critères théoriques qui définissent le cinéma kurde et des « lacunes » de ces critères (Razawa, 2015, p. 108).

Un panthéon de cinéastes kurdes réalisant des « films kurdes » est érigé puis commenté : Bahman Ghobadi, Yilmaz Güney, récompensés à Cannes, sont loués et critiqués pour montrer les Kurdes « trop misérables ». Hisham Zaman, Hiner Saleem, Shawkat Amin Korki et surtout Karzan Kader, originaire de Souleimaniyé, sont cités, parfois admirés. Les étudiants disent avoir d'autres ambitions artistiques que celle de représenter l'histoire socio-politique des Kurdes. Cela, même si l'un d'eux consacre son temps libre à archiver des musiques et des chants folkloriques dans une institution de la ville. Les étudiants expliquent qu'il n'est pas nécessaire d'imaginer des récits condensant les codes culturels kurdes, connus ou disparus, puisqu'ils sont kurdes eux-mêmes. Leurs oeuvres sont par essence kurdes, car produites, tournées, montées, puis montrées au Kurdistan. Le cadre fédéral de l'Irak actuel est un atout en ce sens selon eux. Ils aspirent à la réalisation pour « donner une esthétique au cinéma kurde », aller au-delà du récit de l'histoire politique passée, trouver une nouvelle voie d'expression. Ils s'intéressent aussi aux réalisateurs d'Asie, d'Iran et d'Europe de l'Est, à ceux qui inventent une esthétique particulière parce qu'ils maîtrisent parfaitement les paramètres techniques de la photographie. Ils citent alors Abbas Kiarostami, Béla Tarr, Andreï Tarkovski. Toutefois les avis divergent et l'importance de réaliser des films de genre et des films « grands publics » sur le modèle de ceux de Martin Scorsese et Quentin Tarantino est soulignée. Le Festival international du film de Souleimaniyé est un événement majeur pour eux, un tremplin si leur film est sélectionné, voire récompensé. Les étudiants se demandent si le cinéma kurde pourrait être reconnu comme tel à l'international et abordent superficiellement ce que leur inspire le poids du parti politique majoritaire de la ville et de leur voisin iranien. De façon plus pratique, ils décrivent les conditions de production de leurs courts métrages : les uns autoproduits, les autres coproduits avec des sociétés de publicité de la ville ou les rares sociétés de production professionnelles locales. Les moyens de financement sont menus et les scénarios écrits selon des expériences intimes et sociales : un adolescent imite de mille façons possibles Robert De Niro dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) et son célèbre « You talkin' to me? », une jeune femme violée par un de ses oncles est avortée clandestinement, un vieil homme témoin des bombardements chimiques à Halabja (1988) se souvient des derniers mots prononcés par son fils disparu.

« Les images de la révolution ne montrent pas d'ennemis »La Commune du film du Rojava s'est créée en 2015 et travaille depuis les villes de Qamishlo et Sêrêkaniyê (jusqu'à octobre 2019), dans l'administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie. Sur son modèle est créée la Commune du film à Afrîn (2016) puis à Kobané (2018). Ces communes sont régies par une assemblée, avec à sa tête une femme et un homme associés, qui assure des activités de formation, de production-réalisation et de diffusion de films dans le cadre d'un cinéma itinérant estival et d'un festival de cinéma international depuis 2016. Les membres fondateurs de la Commune du film du Rojava la définissent comme « un espace militant qui, au-delà d'assurer les ressources matérielles, humaines et logistiques nécessaires à la réalisation de films par ses membres, doit également développer une image de « ceux qui vivent » dans la région et reconstruire une culture cinématographique sur place » (Irigoyen, 2019, p. 18). Les Communes entretiennent des liens étroits avec d'autres lieux culturels comme l'université du Rojava à Qamishlo, l'Académie Yekta Herekol à Tirbe Spiyê, et les centres culturels municipaux.

Lors du séminaire « Cinéma et résistance », à l'université du Rojava, une conférencière américaine s'est exprimée sur des images issues de moments révolutionnaires au Moyen-Orient. Son intervention a été contestée par quelques membres de la Commune du film du Rojava : les images utilisées ont été qualifiées de « publicité », car transformées en outils de divertissement ou de propagande. Un focus group s'organise. Une dichotomie se devine dans nos échanges entre la théorie et la pratique filmique locale. Il semblerait que la préexistence de critères importe peu pour définir le cinéma kurde, surtout si l'on cherche à les appliquer tels quels aux films produits et réalisés sur place par la Commune. Pour ses membres, ces critères seraient même inopérants, car leur projet artistique va de pair avec le projet de la révolution socio-politique menée au Kurdistan de Syrie depuis 2014. Dans leurs films, ils souhaitent être représentatifs des communautés confessionnelles et ethniques qui ont fait la révolution et qui la vivent encore au quotidien. Sont exclus du cadre (et de cette discussion) les « ennemis » de la révolution, ceux qui sont contre ou qui ne participent pas à cette expérience collective. Sont également exclues les incertitudes sur la pérennité d'un tel espace social et politique et les coercitions partisanes issues du parti politique gouvernant qui sont mises en place pour le représenter. Ces films semblent homogènes et se distinguent naturellement de ceux tournés dans la région par des étrangers (non-Kurdes, Kurdes d'Irak, d'Iran, de Turquie) ou par des locaux non membres des Communes. Ces oeuvres sont des chroniques, des hommages rendus aux martyrs, des recueils de musiques et de chants folkloriques, des essais formels ou des récits de victoires urbaines contre l'État islamique. Ces films seraient des archives du présent, un livre d'images d'une société en construction.

« Ne pas attirer l'attention du gouvernement ! »Les Sociétés iraniennes de cinéma pour la jeunesse sont une organisation indépendante nationale de cinéma éducatif créée il y a plus de quarante ans, au lendemain de la révolution islamique de 1979. C'est un réseau dit « en étoile » avec pour centre Téhéran et aux extrémités une soixantaine de sociétés réparties dans le pays. Les missions des sociétés convergent autour de trois activités : la formation au cinéma, la production, et la diffusion nationale et internationale des courts métrages par le biais de festivals nationaux et internationaux ou de manifestations cinématographiques. Des artistes reconnus internationalement comme Asghar Farhadi ou Bahman Ghobadi ont respectivement fait leurs classes dans les centres d'Esfahan et de Sanandaj.

Déambuler dans les couloirs de la Société iranienne de cinéma pour la jeunesse de Sanandaj, la capitale de la province iranienne du Kurdistan, est une expérience enrichie des souvenirs et des paroles des étudiants, des professeurs et des anciens étudiants présents. Depuis 1986, date de sa création, des promotions de vingt-cinq étudiants chacune se sont succédé. Ils sont sélectionnés, suivent une formation de trois ans et réalisent un film de fin d'étude pour obtenir un certificat du ministère de la Culture et de l'Orientation islamique. Certains sont inscrits aussi en cinéma dans une des universités de Sanandaj ou participent aux tournages de films réalisés hors de la Société pour se familiariser, grâce à la pratique, aux règles de création induites par la censure cinématographique institutionnelle. La Société serait un garant artistique et financier pour les professionnels du cinéma de la ville, et un garant étatique de la création cinématographique locale. D'une certaine façon, elle semble tempérer la présence de l'État. Les cinéastes semblent être à couvert pour développer une production locale kurde puis la diffuser - un film validé par les Sociétés iraniennes de cinéma pour la jeunesse aura plus de chance d'obtenir un visa pour être montré en salle ou en festival. Parce qu'elle applique déjà la censure, la Société rend possible la production de films mettant en scène des sentiments d'appartenance kurde ou des éléments culturels kurdes. Enfin, une grande partie des films et des travaux étudiants sont conservés dans les locaux. La Société de Sanandaj se substitue officieusement à un centre d'archives cinématographiques institutionnel en stockant les films sur leur support d'origine (pellicule, bande magnétique, fichier numérique). Ce patrimoine cinématographique est un gisement inaccessible au public.

Les films produits et réalisés dans le cadre du département de cinéma de l'université des beaux-arts, de la Commune du Film du Rojava ou de la Société iranienne de cinéma pour la jeunesse de Sanandaj peuvent-ils être dits des « films kurdes » ?

À Souleimaniyé, les enjeux de création se devinent par les ambitions esthétiques des étudiants kurdes souhaitant voir un jour leurs films intégrer le paysage cinématographique mondial. À Qamishlo, les films témoignent d'une construction socio-politique en cours et sont proches de la propagande sans que les auteurs l'admettent consciemment. À Sanandaj, les réalisateurs semblent introduire leur sentiment d'appartenance kurde une fois qu'ils maîtrisent les règles de création imposées par l'État iranien. Dans ces trois espaces comprenant chacun leurs particularités historiques, culturelles et socio-politiques locales et nationales, les créateurs de films aspirent à identifier leurs oeuvres comme kurdes. L'étude approfondie de ces fabriques de « films kurdes » serait un des moyens de rendre légitime ce corpus et de ne plus le penser à la périphérie des cinémas nationaux turc, irakien, iranien et syrien auxquels les films appartiennent, mais d'y voir une cinématographie à part entière pour laquelle la notion de nationalité ne serait plus le seul critère définitoire.

Remerciements
J'adresse ma profonde reconnaissance à mes compagnons de route, ces rencontres fortes qui m'ont permis l'accès aux terrains : Sevînaz Evdîkê, Ranjdar Mustafa Hassan, Armin Hossaini, Zanyar Muhammadineko, Hogîr Qolan.

Merci à mes coéquipiers des Écrans de la Paix qui m'ont fait confiance : Amélie Banzet, Frédéric Tissot, Hugues Dewavrin, Frédéric Namur. Avec eux, nous installons des toiles blanches au Kurdistan. Sans eux, ce voyage n'aurait pas pu se faire.

Une douce pensée pour mes amis et alliés de recherche, Gérard Gautier, Lucile Irigoyen, et pour mon ami d'enfance Armanj Ahmad, qui connaissent chaque émotion ressentie, chaque souvenir créé, chaque route traversée.

Je remercie aussi tous les professionnels et amateurs, passionnés et curieux, avec qui je me suis entretenue des « films kurdes ».

Bibliographie
Candan Can et Koçer Suncem (dir.), Kurdish Documentary Cinema in Turkey: The Politics and Aesthetics of Identity and Resistance, Cambridge Scholars, Cambridge, 2016, 270 p.

Çiçek Özgür, « Thematic Essays: Cinema », dans Maisel Sebastian (dir.), The Kurds: An Encyclopedia of Life, Culture and Society, ABC-Clio, Santa Barbara, 2018, p. 208-215.

Glaser Barney G. et Strauss Anselm L., « La production de la théorie à partir des données » (traduit par Jean-Louis Fabiani), Enquête, anthropologie, histoire, sociologie, n° 1, « Les terrains de l'enquête », Parenthèses, Marseille, 1995, p. 183-195.

Irigoyen Lucile, À travers Komîna Fîlm A Rojava : depuis 2015, production, transmission et diffusion de films au Kurdistan Ouest (Syrie), mémoire de master, Arts et Langages-Images et Cultures visuelles, dirigé par Cécile Boex, EHESS, Paris, 2019, 176 p.

Malausa Vincent, « Le cinéma kurde, parmi les décombres », Cahiers du cinéma n° 738, novembre 2017, p. 67-68.

Razawa Dilshad Mustafa, Cinematizing Genocide: Exploring Cinematic Form and Its Relationship to the Hidden Voices of the Kurdish Genocide of 1988, thèse de doctorat dirigée par Erik Knudsen, School of Arts & Media, université de Salford, 2015, 126 p.

Sina Khosro,[« Identité culturelle et cinéma kurde »], Logos Press, Suleimaniyê, 2018, 264 p.

Pour citer cet article: Pauline Tucoulet, "Nouvelles fabriques des « films kurdes »", Les carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l'Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10840, le 21 septembre 2020. [Enligne sur hypotheses.org]
Pauline Tucoulet

Pauline Tucoulet est doctorante contractuelle en études cinématographiques à l'université Sorbonne Nouvelle, où elle travaille à une thèse intitulée Les « Films kurdes » depuis 1968 : définition, typologie, histoire. Elle est chargée d'enseignement à l'Inalco et à la Sorbonne Nouvelle. Ses terrains de recherche ont été réalisés en étroite collaboration avec la fondation de l'Institut kurde de Paris et l'association des Écrans de la Paix, et avec le soutien du collectif d'artistes La Société de distribution du sensible.

PAR PAULINE TUCOULET · PUBLIÉ 21 SEPTEMBRE 2020 · MIS À JOUR 21 SEPTEMBRE 2020